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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/195

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été endommagés en doublant le Cap et nous étions à demi-ration de biscuit. On avait fini les fayots, le sucre, le thé depuis longtemps. La viande de conserve allait manquer. On avait beaucoup de café, mais très peu d’eau pour en faire. Nous serrâmes nos ceintures d’un cran et continuâmes à gratter, fourbir et polir le bateau du matin au soir. Il eut bientôt l’air de sortir d’un écrin, mais la faim l’habitait. Non pas absolument la famine, mais vivante, continue, la faim qui arpente les ponts, dort dans le poste, tourmenteuse de veilles, harassant les songes. Nous regardions du côté du vent en quête de changement. Toutes les quelques heures de nuit ou de jour on changeait d’amures avec l’espoir de voir le vent venir largue enfin sur ce bord-là ! Rien. Le navire semblait avoir oublié sa route natale, il courait des bordées, cap au noroît, cap à l’est ; de-ci, de-là, affolé, pareil à une créature timide au pied d’un mur. Parfois, comme las à mourir, il roulait languissant tout un jour dans la houle unie d’une mer sans écume. Le long des mâts balancés, les voiles fouettaient furieusement le silence étouffant du calme. Éreintés, ventre vide, gorge sèche, nous commencions à croire Singleton tout en restant fidèles, malgré tout, à notre comédie vis-à-vis de Jimmy. Nous lui parlions par allusions enjouées, gais complices d’un astucieux dessein, mais nos yeux vers l’ouest s’en allaient lamentables par-dessus la lisse, en quête d’un signe d’espoir, d’un signe de vent favorable, dût son premier souffle apporter la mort au récalcitrant Jimmy. Peine perdu ! L’univers conspirait avec James Wait. Des risées folles soufflant du nord se levèrent derechef ; le ciel resta sans tache ; et, cernant notre fatigue, la mer étincelante touchée par la brise s’offrait voluptueuse au grand soleil comme si elle avait oublié notre vie et notre souci.