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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/204

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de colère. Prends-en un, prends-en un, qu’il dit, quand il ne peut pas les manger lui-même. Je vas m’appuyer les deux. Bon Dieu ! on va voir ! Tu m’empêcheras, p’t-être ! Il plongea dans la couchette inférieure, gratta un instant et ramena au jour un autre biscuit poussiéreux. Il l’éleva devant Jimmy, puis y mordit avec défi :

— Et pis quoi ? demanda-t-il d’un ton de fébrile impudence. Prends-en un, qu’il dit. Pourquoi pas deux ? Non. Je suis un chien galeux. Un suffit. Je prends les deux, moi. Tu vas me défendre ? Essaie voir. Viens donc. Qué-qu’ t’attends ?

Jimmy tenait ses jambes embrassées et cachait son visage contre ses genoux. Sa chemise lui collait au corps. Chaque côte saillait. Un halètement spasmodique ébranlait de secousses répétées son dos émacié.

— Tu veux pas ? Tu peux pas ! Quoi que j’disais ? poursuivit Donkin férocement.

Il avala une autre bouchée rêche d’un effort qui se hâtait. Le silence désarmé de l’autre, sa faiblesse, son attitude repliée l’exaspéraient.

— T’es foutu ! cria-t-il. Qui qu’t’es pour qu’on te mente, pour qu’on te serve à quatre pattes pire qu’un sacré empereur. T’es personne. T’es rien du tout !

Il déblatérait avec une telle force de conviction infaillible qu’elle le secouait de la tête aux pieds dans un feu d’artifice de salive et le laissa vibrant, comme une corde après qu’on l’a pincée.

Jimmy se ressaisit. Il leva la tête et se tourna bravement vers Donkin. Celui-ci aperçut un visage étrange, inconnu, un masque fantastique et tordu de furie et de désespoir. Les lèvres en remuaient vite ; et des sons à la fois creux, geignants et sibilants emplissaient la cabine d’un vague marmonnement plein de menace, de plainte