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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/46

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patron aura pour sûr quelque chose à me dire quand il viendra à bord, observa-t-il à Creighton. Allons, bonsoir… Hou ! La journée sera longue demain… Hou !… Mieux vaut se coucher tôt. Hou ! Hou !

Une bande de lumière raya d’un éclair la noirceur du pont ; une porte claqua et M. Baker disparut dans sa cabine bien rangée. Le jeune Creighton restait appuyé au bastingage, l’œil rêveur plongeant dans la nuit orientale. Il y suivait la perspective d’un chemin creux dans la campagne, des rais de soleil dansant sur des feuilles bougeuses. Il voyait frémir des rameaux de vieux arbres dont l’arche encadrait le tendre et caressant azur d’un ciel d’Angleterre. Et, sous l’arceau des branches, une jeune fille, en robe claire, souriant sous son ombrelle, semblait debout au seuil même du tendre ciel.

À l’autre bout du navire, le poste d’équipage, où ne brûlait plus qu’une lampe, s’endormait, vide obscur traversé de souffles sonores et de brusques soupirs.

La double rangée de couchettes bâillaient, toutes noires, comme des tombes habitées par des morts inquiets. Çà et là un rideau demi-tiré de cretonne aux fleurs criardes marquait la place d’un sybarite. Une jambe pendait d’un lit, très blanche et inanimée. Un bras tendait au plafond une paume noire où se recourbaient à demi de gros doigts. Deux légers ronflements dialoguaient en contretemps baroque. Singleton, le torse encore nu — le vieillard souffrait fort d’éruptions de chaleur — se tenait le dos au frais dans l’embrasure, les bras croisés sur sa poitrine historiée. Sa tête touchait les poutres du pont supérieur. Le nègre à demi dévêtu était occupé à larguer l’amarrage de son coffre et à étendre sa literie sur une couchette haute. En chaussettes, il promenait sans bruit sa haute taille, une paire de bretelles lui battant aux talons. Parmi