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Page:Le Negre du Narcisse, trad. d Humieres, Gallimard 1913.djvu/95

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épreuve une paire d’épaules se crispait un peu. Des dents claquaient. Le temps se leva, un soleil clair brilla sur le navire. Le bris de chaque vague, après le coup de bélier de l’assaut, bandait, chatoyants et fugaces, des arcs-en-ciel dans l’étincelante écume, au-dessus de la coque en dérive. La tempête finissait en une forte brise luisante et tranchante comme un couteau. Entre deux vieilles barbes, Charley, attaché par un long cache-nez à un anneau du pont, pleurait doucement des larmes rares, larmes de stupeur, de froid, de faim, de générale infortune. Un de ses voisins lui allongea une bourrade dans les côtes en s’enquérant avec rudesse : « Qu’as-tu fait de ton toupet ? Par beau temps, n’y a pas moyen de te tenir, crapaud. » Avec des torsions prudentes il s’extirpa de sa veste et la jeta sur l’enfant. L’autre matelot à côté marmonnait : « Ça fera de toi un homme, fiston. » Ils étendirent les bras et se pressèrent contre lui. Charley remonta les pieds et ses paupières tombèrent.

Puis ce furent des soupirs à mesure que les hommes, commençant à douter d’être « noyés tout de go », essayaient des postures plus franches. M. Creighton, qui s’était blessé à la jambe, gisait parmi nous, les lèvres serrées. Quelques gars, parmi ceux de son quart, se mirent en devoir de l’assujettir plus solidement. Sans un mot, sans un regard, il leva les bras l’un après l’autre pour faciliter l’opération, et pas un muscle ne bougea sur son jeune visage dur. Ils lui demandèrent avec sollicitude :

— C’est mieux, maintenant, sir ?

Il répondit courtement :

— Ça ira.

C’était un jeune officier, raide dans le service, mais plus d’un de son quart avouait l’aimer assez « pour ses manières d’aristo de vous damner du haut en bas du pont ».