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Page:Le poisson d'or.djvu/58

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LE POISSON D’OR

furent pour moi également défavorables à mes pauvres clients. Le dossier de M. Keroulaz, tourné et retourné en tous sens, ne contenait aucune pièce probante, tandis que sa correspondance, imprudente comme la bonne foi, fournissait des armes légales à son adversaire, déjà trop fort. L’opinion du barreau me parut toute faite et celle des juges mieux arrêtée encore. On me regardait presque en pitié : M. Bruant tenait le pays par tous les bouts ; il était à la fois le plus riche commerçant et le plus opulent propriétaire du département.

Je me souviens d’un rude accent bas breton qui me mit un soir cette gracieuseté dans l’oreille :

– Foi de Dieu confrère, pour venir plaider de pareilles loques jusque chez nous, il faut que le pain blanc soit rare chez vos boulangers de Rennes !

Je n’étais pas trop bien vu à l’hôtel, où M. Bruant dépensait bien, bon an, mal an, deux petits écus de trois livres. Mais notez qu’aux puissants on tient compte de tout, même de leur ladrerie. Si ce colossal Bruant avait voulu, le maître de l’hôtel de France aurait mis son buste sur la cheminée de la salle à manger. Les garçons et les servantes m’appelaient « le petit avocat râpé qui vient se frotter à M. Bruant. »

Je ne peux pas vous dire, moi, mesdames, comme ce nom de Bruant sonnait à Lorient et à Port-Louis. Dès que quelqu’un le prononçait tout bas, on l’eût entendu d’une ville à l’autre, par-dessus la rade. On ne l’aimait pas, certes, bien au contraire, mais on l’admirait, ce qui vaut mieux, et surtout on le redoutait. Le culte dont l’opinion publique l’entourait se traduisait par cette phrase, assurément significative : « Il est capable de tout ! »