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Page:Le poisson d'or.djvu/78

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LE POISSON D’OR

et, aussi vrai que nous sommes là tous deux, monsieur l’avocat, je n’eus pas peur.

N’empêche qu’un grain pareil, ça ne s’est jamais vu.

J’avais bordé mes avirons pour me tenir debout à la lame, et j’en vaux un autre quand j’ai du bois dans les deux mains, mais je t’en souhaite ! Autant gouverner une baille ! J’allais à la dérive, tantôt de ci tantôt de là, virant au remous, puis au courant, quand tout à coup calme plat ! La mer était autour de moi douce comme de l’huile et les roches du Trou-Tonnerre faisaient ombre au-dessus de moi.

Le petit clocher de la chapelle de Lokeltas tinta le coup qui précède l’heure. Je n’avais que bien juste le temps pour couler ma ligne, avant minuit. J’ôtai ma veste et ma chemise, j’affûtai mon couteau sur le fer du grappin avant de mouiller, et je taillai sur la chair de mon bras gauche une jolie tranche que mon hameçon y passa et repassa six fois sa pointe. Ça tenait dur. C’était là mon idée que je vous disais, monsieur l’avocat : je donnais au merlus la boîte qu’il fallait, sans rien prendre à l’église ni au cimetière. Ma chair est celle d’un chrétien, pas vrai ?

À l’eau le plomb ! La longueur de mes trois lignes y passa. Mon bras taillé me faisait durement mal, mais je pensais aux douze mille francs, on payait le Judas, et le grand-papa Keroulaz était heureux. Je souriais, parce que je voyais le sourire de Mlle Jeanne.

L’idée ne me venait même pas que ma boîte pût aller en vain au fond de la mer.

Minuit sonna. Au dernier coup je sentis comme une caresse faible au bout de ma ligne et je me dis « Voilà la bête ; ne nous pressons pas ! » Quand on pêche, on