Aller au contenu

Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/210

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ivresse, je les mène en laisse ! ils sont à moi ! ils ne peuvent m’échapper !

Maintenant il distinguait aisément, leurs moindres gestes. Le mécanicien était accroupi devant, aux pieds de Suzanne. Toutes les minutes, celle-ci se retournait, et Lubérac aussi, d’un coup d’œil rapide, mesurait la distance.

Comme ils devaient souffrir ! Quel drame en eux ! Quelle angoisse de bête à bout de souffle, qui sent l’haleine des chiens, qui sent leur morsure proche !

Trois cents mètres, peut-être… Deux cents… L’issue était fatale. Chaque tour de roue prenait consciencieusement la part de millimètres qui lui était dévolue. Rien à faire. Le point mathématique de la rencontre existait sur la route, à tant de kilomètres, marqué par tel arbre, par tel caillou.

Des éclats de rire secouaient Védreuil. Il lui semblait planer dans l’air, beaucoup au-dessus des deux misérables, comme un aigle qui va fondre sur sa proie.

Cent mètres… cinquante mètres… Le rire de Védreuil s’éteignit. À mesure qu’il approchait, une anxiété affreuse, horrible, lui serrait le cœur. Si quelque défaillance de sa voiture allait le trahir au moment où il touchait à son but ? Cette idée l’épouvantait, comme une menace de mort, de mort prochaine, immédiate, Mon Dieu, comme ils riraient à leur tour, les autres !

Désespérément il s’efforçait d’imposer sa volonté aux rouages capricieux, aux libres puissances du moteur, aux petites combinaisons minutieuses du carburateur, des bougies… « Je veux, je veux », murmurait-il avec une tension douloureuse de tous ses nerfs et de tous ses muscles.

Et soudain il poussa un cri de victoire, Lubérac ralentissait.

Une minute après la 24-chevaux Mortier appuyait sur le côté droit de la route et s’arrêtait.