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Page:Leblond - Leconte de Lisle, 1906, éd2.djvu/90

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LECONTE DE LISLE

tations imprimées dont le noble et éclairé public fait des cornets de sucre ou de tabac ? Oh ! s’il existait encore ce temps où le poète, homme privilégié, ne vivait que dans l’art et pour l’art, ce temps où les chants de l’enthousiasme immatériel ne se salissaient pas, comme aujourd’hui, au contact des ignobles bavardages de nos chambres, au désir sans frein d’ambitions infâmes parce qu’elles n’ont pour base qu’un égoïsme incarné et non le bonheur de tous ; si, dis-je, ce temps existait encore, oh ! je concevrais que la voix du poète fût écoutée ! Mais, à présent, que voulez-vous qu’entende une société abrutie et sourde, qui se gorge ignoblement et laisse mourir de faim le peu d’êtres sincères et purs qui espéraient appuyer sur elle leur existence, peu désireux de bien-être physique pourtant, afin de se livrer entièrement à la belle et sainte poésie ? Non, non ; à la brute il faut parfois des remèdes de brute ! Qu’elle tremble donc, cette société hideuse, qu’elle tremble qu’une vengeance sept fois plus terrible que le mal qu’elle fait souffrir ne tombe bientôt sur sa tête !


Cependant, quelles que soient les raisons de désespérer, il ne faut pas accepter le renoncement. Le découragement est haïssable, et, précisément, ce qu’il y a de mauvais dans l’amour de la femme, c’est que généralement il vous abat et vous affaiblit. Il écrit à Rouffet, qui pense au suicide parce qu’il est malheureux d’amour :


Le râle est aussi vrai dans votre œuvre qu’il l’est en réalité. Poète, c’est bien ; homme, c’est vrai ; mais, disciple du Christ, avez-vous raison ?… Je sais ce que vous pensez sur ce point, mon ami ; mais le désir de la mort, l’oubli de ses devoirs humains, le découragement de la vie, n’est-ce pas un suicide moral ?