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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/104

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choir de couleur (pour cacher son crâne rasé) et qui traînait une brouette dans laquelle il y avait une pioche… Il allait d’une allure modérée et paisible et se reposa un instant à la hauteur des représentants de la force publique qui lui souhaitèrent le bonjour…

— Les idiots ! s’exclama la Finette… je parie que c’était Chéri-Bibi !…

— Vous avez deviné, la Finette !

— Ah ! ce n’est pas à moi qu’on l’aurait faite, celle-là !

— La conversation s’engage… L’ouvrier raconte qu’il vient de toucher sa paye et qu’il veut se donner un peu de bon temps !…

» Bref, il invite les deux gendarmes à venir trinquer avec lui dans un petit cabaret qui n’était pas précisément tout près… tout près de « la cache ».

» Ils burent si bien dans ce cabaret qu’ils étaient tout flageolants sur leurs bottes quand ils voulurent se lever… Chéri-Bibi dut les soutenir pour revenir à Saint-Martin… Il eut la bonté de les conduire jusqu’au dépôt dont il se fit ouvrir la porte en disant : « Je vous ramène deux gendarmes un peu mûrs ! »

» — Des gendarmes, qu’est-ce que vous voulez que nous en fassions ? lui dit-on…

» — Laissez-les dehors si vous le voulez ! mais il y a bien une petite place ici pour moi ?…

» Et, dénouant le mouchoir qui lui enserrait la tête, Chéri-Bibi se faisait reconnaître !… Vous pensez s’il fut bien accueilli ! Toute l’île était sens dessus-dessous depuis que l’on savait qu’il s’était évadé avec cinq de ses compagnons !… Et l’on se consola de l’absence de ceux-ci avec la présence de celui-là !… Comme les gardiens s’étonnaient qu’il eût accompli des travaux aussi surhumains pour revenir se constituer prisonnier, il leur dit : « Moi, vous savez, il y a des moments où le bagne me manque ! »…

» Je n’ai pas besoin de vous dire, pour terminer cette histoire, conclut Rouletabille, que nos deux gendarmes furent cassés avec tous les honneurs dus à leur grade… Se faire ramener au bagne par un forçat, voilà qui n’est pas banal !… Eh bien, messieurs, nous ne trinquons plus ?… »

Pendant que Rouletabille racontait son histoire, le déjeuner s’était achevé ; on avait même pris le café et l’on en était à ce petit verre d’eau-de-vie du pays que les paysans appellent là-bas « grappa »… C’est une liqueur fort ragaillardissante, qui vous tient chaud à l’estomac et vous met le cœur en liesse…

Au second petit verre, la Finette louchait encore dessus…

— Après ce que je viens de raconter, fit Rouletabille en hochant la tête, vous seriez impardonnable…

— Ma foi, jeune homme, déclara brusquement la Finette… préalablement ! vous avez raison !… mais cette diablé dé bouteille, tant qu’elle est là !…

— Je vais la reporter ! décida Rouletabille… et il sortit de la salle avec le dangereux flacon.

Une minute plus tard, quelqu’un qui aurait eu la curiosité de suivre le reporter, l’eût vu verser le contenu de la bouteille dans la mangeoire qu’il venait de garnir à nouveau, des chevaux… « Je n’aime point que les gendarmes s’enivrent, grommelait entre ses dents le reporter… mais pour ce qui est de leurs bêtes, c’est une autre affaire !… »