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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/109

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ta, eût laissé ce livre compromettant à la place où j’avais eu soin de le rapporter et se serait précipité vers l’endroit où il savait que se trouvait Odette ; dans ce cas il m’eût été facile de le suivre… mais son premier soin est d’emporter le livre avec lui, le livre qui lui vaudra la récompense, et nul doute que, comme récompense, il ne demande Odette !… Donc, le livre disparu m’apprend qu’Hubert n’est pas complice… Mais où court-il ? Certainement à Sever-Turn, au plus vite… à Sever-Turn, où se trouve celui qui commande à toute la race !… je n’avais donc pas à m’occuper d’Hubert… mais d’Odette… qui, elle, est conduite à Sever-Turn par les chemins les plus détournés, car les cigains se méfient… les cigains qui savent que je me doute de tout, moi, et que je n’ignore certainement pas qu’en leur reprenant Odette, je leur reprendrai leur reine !… Callista a bien compris mes allusions à ce sujet, dans le cabinet du juge d’instruction !… et sa réplique haineuse : « On ne retrouvera jamais Odette ! » m’eût confirmé dans cette idée que ce n’est point sur la route directe de Sever-Turn qu’il faut la chercher !…

» Eh bien, maintenant, Callista va me conduire elle-même auprès d’Odette, va me la livrer elle-même !… Ah ! maintenant, j’ai hâte d’agir !… J’ai joué le tout pour le tout ! Si j’avais perdu, Odette arrivait avant moi à Sever-Turn et là nulle puissance au monde ne nous l’aurait rendue !…

» Je connais cette race : ils seraient plutôt morts jusqu’au dernier avec leur reine, sous les murs de leur temple !… Mais j’ai gagné !… j’ai gagné !…

» Ah ! catastrophe !… »


IV. — Du danger de voyager avec une trop belle barbe

Le train venait de s’arrêter à une petite station… La grosse dame qui tenait un enfant dans ses bras se leva et l’enfant se réveilla. La brave femme voulait descendre… Le monsieur à la belle barbe en or mit son calepin dans sa poche et ouvrit la portière. La voyageuse passa son enfant au voyageur complaisant et descendit, puis elle se retourna et tendit les bras pour rentrer en possession de son rejeton…

À ce moment, le bambin était en train de contempler avec une admiration non dissimulée la belle barbe en or du monsieur qui le soulevait comme le plus précieux, mais le plus encombrant des fardeaux… disons tout de suite qu’il avait hâte de s’en débarrasser !…

Malheureusement, cette hâte n’était point partagée par l’enfant… On ne rencontre point tous les jours dans les compartiments de troisième une aussi belle barbe en or et quand on a le bonheur de voyager avec elle, on ne s’en sépare qu’avec désespoir ! Le petit s’accrocha éperdument au foin du monsieur qui cria ! l’enfant aussi cria ! et la mère criait plus fort que les deux autres, car le train se remettait en marche.

Tous ces cris avaient attiré, à la portière voisine, Andréa et Callista qui eurent juste le temps d’apercevoir une grosse maman qui s’emparait nerveusement d’un enfant, lequel tenait dans sa menotte crispée une barbe magnifique, du fauve le plus rayonnant !…

La portière fut brutalement repoussée de l’intérieur avec un grognement d’ours…

Callista courut à la petite vitre de la cloison et aperçut un monsieur qui paraissait furieux et qui n’avait pas de barbe, et ce monsieur elle le reconnut !… Celui-ci sortait en hâte de son compartiment pour gagner, par le couloir quelque coin où il fût à l’abri du regard des bohémiens… mais, nous l’avons dit, il était trop tard !… Deux êtres se précipitaient sur lui comme des sauvages et le faisaient basculer sur la voie !…