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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/110

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Carnet de Rouletabille : « C’est un fichu moment que celui où l’on tombe d’un train, surtout si l’on en a été précipité un peu brutalement et que l’on voit arriver à toute vapeur sur soi un convoi qui semble n’avoir d’autre mission que de vous réduire en bouillie… mais à ce moment, si l’on n’est pas mort, je vous jure que ce qui vous reste de vie suffit à la sauver !… je trouvai le moyen de faire encore un bond qui me rejeta hors de la voie pendant que « l’écraseur » passait à côté de moi en soufflant et en crachant de rage… Puis, je serais peut-être resté longtemps là si un petit chevrier qui avait tout vu n’était accouru et ne m’avait apporté quelque secours. Il me montra une méchante auberge, à l’orée d’un bois, toute solitaire et comme perdue dans ce pays désert… et j’eus encore la force de me traîner jusque-là !… On me porta dans une chambre au premier étage et j’y reçus les premiers soins. »

» J’étais moulu de partout, je n’avais heureusement rien de cassé, mais il me sembla que j’avais l’épaule gauche démise… J’étais surtout furieux de ma mésaventure !… C’était si inattendu et si bête !…

» Cependant, je n’étais pas désespéré, car je savais pour quelle station ils avaient pris leurs tickets et cette station ne devait pas être très loin de l’endroit où je me trouvais… j’appris que cet endroit s’appelait New-Wachter et que je me trouvais à l’auberge Furst Joseph. Comme je me sentais tout de même bien démoli, je fis porter par le petit chevrier un télégramme à l’adresse de Jean, à Lavardens : « Suis blessé ! viens immédiatement ! », suivait l’adresse sans autre détail : j’étais bien sûr qu’il accourrait ! J’étais décidé du reste à ne pas l’attendre si je me sentais mieux quelques heures plus tard, à me procurer une auto à n’importe quel prix et à rejoindre mes deux vilains oiseaux…

» Comme j’étais étendu sur mon lit et que ma fenêtre était ouverte, j’entendis soudain le son d’une guzla qu’accompagnait une étrange mélopée… Je me traînai jusqu’à la fenêtre, et du haut de mon observatoire — l’auberge était sur une éminence — j’aperçus au centre d’une clairière, un campement assez important de bohémiens… Ils devaient se réjouir… Ils avaient allumé des feux et dansaient autour.

» Un pressentiment me fit tressaillir de la tête aux pieds.

» J’appelai… Une jeune fille vint. Je lui dis en lui montrant le groupe lointain :

» — Tous ces bohémiens sont plus ou moins rebouteux. Ne pourrais-tu pas voir si parmi eux on n’en trouverait pas un qui arrangeât une épaule démise ?…

» Elle s’en alla aussitôt, je fermai la fenêtre, créai autour de moi la pénombre, modifiai l’aspect ordinaire de mon visage, et j’attendis… »

Les notes s’arrêtent là, paraissant subitement interrompues… puis, à la page suivante, ces quelques lignes fiévreuses :

« Une vieille est venue… je l’ai interrogée habilement… c’est Zina !… c’est Zina !… Je jure que c’est Zina !… et Odette est là, là, à quelques centaines de pas de moi !… J’en suis sûr !… Odette !… Odette !… Ah ! Odette, ma petite Odette ! toi que j’aime comme une chère petite sœur fragile, tu es sauvée !… »

Et puis cette autre ligne, aux caractères rapides, à peine formés :

« Mais qui donc frappe si violemment à la porte de l’auberge à une heure pareille ?… »