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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/148

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bonne foi enfantine. Ce qu’il entendait était si extraordinaire… si impossible qu’il se refusa de toutes ses forces à croire à une pareille ignominie. L’exagération même de l’accusation sauva momentanément le jeune homme d’un acte de démence ! C’était trop fort ! Mme de Meyrens était allée trop loin. Que M. de Lauriac, qui ne connaissait point Odette comme lui, s’y fût laissé prendre, possible !… mais lui !… Entre Mme de Meyrens et Odette, il n’hésita pas !… Il redevint calme subitement.

Ces lettres étaient des faux ! voilà, monsieur, ma seule réponse !… Et maintenant, j’aperçois Rouletabille… Qu’il ne soit plus question de cette effarante histoire !… Je ne ferai pas l’injure à mon ami de lui en parler… et puisque vous dites aimer, vous aussi, Mlle de Lavardens, oubliez ces infamies ! Il le faut, pour elle, pour son honneur, pour le nôtre, pour le vôtre, monsieur, si vous en avez encore un !…

— Monsieur !…

— Monsieur !…

Ils s’étaient dressés en face l’un de l’autre et se mesuraient du regard comme s’ils allaient se colleter !… Mais Rouletabille arriva pour les séparer… Il sauta de cheval et s’élança entre eux. Malgré son déguisement, il avait reconnu tout de suite Hubert.

— Messieurs ! que se passe-t-il ?

— Rien ! répliqua Jean, faisant un effort surhumain pour retrouver un peu de calme.

Certes ! il en avait besoin en face de Rouletabille !… surtout en face de Rouletabille !… car malgré sa chevaleresque et noble attitude Hubert venait de lui faire au cœur une blessure qui n’était pas près de se refermer…

— Il me semble que je suis arrivé à temps ! gronda le reporter. Vous savez qu’il est défendu de se battre en face de l’ennemi !

M. de Santierne trouvait mauvais, exprima Hubert d’une voix glacée, que je me sois déguisé en bohémien pour pénétrer dans le camp, parler à Mlle de Lavardens et faciliter ainsi son évasion !… Je parle couramment romané ! Je suis sûr de mon affaire !

— Oui, mais moi je ne suis pas sûr de vous !… jeta de nouveau Santierne.

— C’est la seconde fois que vous me le dites, monsieur !

— Jean ! s’écria Rouletabille, je t’en prie, silence ! Il y va du salut d’Odette ! Vous m’avez reconnu pour votre chef ! Je suis le seul qui commande et qui décide !… à votre choix !… Les autorités de Temesvar-Pesth ne veulent rien savoir !… Nous sommes réduits à nos propres moyens !… Dans ces conditions, je trouve que le plan de M. de Lauriac est parfait !… S’il ne s’était pas déguisé en bohémien, je l’en aurais prié !… Allez, monsieur !… et réussissez sans tarder !… Nous vous suivons !… Nous ne vous perdrons pas de vue !… Non que je doute de vous, mais, dans un moment où notre triple effort est nécessaire pour le salut d’une personne qui nous est chère à tous, il faut que nous soyons prêts à nous prêter une aide immédiate. Vous n’aurez qu’un appel à nous jeter et nous vous entendrons !… Maintenant, messieurs, en selle !

Ils montèrent tous trois à cheval… La nuit était tout à fait venue… Le ciel charriait, sous un vent froid venu des montagnes, des nuages de plus en plus épais qui, pendant de longues minutes, cachaient une lune éclatante…

— Nous ne pouvions pas espérer un temps plus propice, messieurs ! Nous pourrons, tour à tour, nous cacher, et voir !…

Jean, impatient, poussait déjà les flancs de sa monture, Rouletabille se pencha et saisit sa bride…