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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/218

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vie d’un peuple où les fanatiques ne savent quoi inventer pour faire de la peine aux braves gens !

Heureusement pour Nicolas Tournesol qu’il ne se trouvait point de débiteurs à lui parmi ceux dont son sort dépendait, sans quoi son compte était bon et ses factures réglées du coup. Il put, en leur promettant de leur ouvrir toutes grandes les portes de ses magasins du caravansérail, suspendre les coups du destin et fut ainsi ramené en ville sans trop de dommages.

C’est alors qu’il vit passer dans une grande effervescence du populaire trois prisonniers qui n’étaient autres que Rouletabille, Santierne et la pauvre Odette. Des clameurs affreuses les accompagnaient et la foule commençait même à les lapider ; maintenant toute la ville retentissait de ce cri : « À mort la queyra ! » Si M. Nicolas Tournesol eût été plus rassuré sur son propre sort, il aurait trouvé là ample matière à philosopher. Le matin même cette même foule acclamait dans un véritable délire une enfant qu’elle ne connaissait pas, mais qui portait sur l’épaule un petit signe ; le soir, comme ce signe avait disparu, il était question de traîner la pauvre petite aux gémonies !… et cela au vingtième siècle, à deux pas d’un bar où M. Nicolas Tournesol enseignait la veille encore à Vladislas Kamenos l’art de fabriquer le cocktail au marasquin, et d’une salle de dancing où, quelques heures auparavant, les invités du consul de Valachie s’essayaient au dernier shimmy !… Progrès humain, où es-tu ? Toujours en visite chez Moloch ou Bamboula !

— Vous connaissez ces gens ? demanda-t-on à Nicolas Tournesol en lui désignant les trois martyrs que l’on conduisait sans doute à leur dernier supplice.

— Moi ? Je ne les ai jamais vus ! attesta Tournesol avec un grand sang-froid…

— Ce sont les voleurs du Livre des Ancêtres ! Ils n’échapperont pas au châtiment !…

— C’est justice ! s’écria encore Tournesol.

— Et malheur à leurs complices !

— Je comprends cela !… On n’a pas idée d’un pareil toupet… Voler le Livre des Ancêtres !… Il y a des gens qui ne respectent rien !… Des touristes qui se croient tout permis !… Si on les laissait faire, ils démoliraient le temple pour en mettre un petit caillou dans leurs collections !… C’est honteux !… Il y a des limites à tout !… Vous avez bien raison de faire un exemple, allez !…

« Que Rouletabille me pardonne ! se disait le commis voyageur en cherchant une excuse à sa conduite nauséabonde et en la trouvant tout de suite… que Rouletabille me pardonne !… Mais je suis bien obligé de le lâcher, s’il veut que j’aie quelque chance de faire parvenir le petit paquet qu’il m’a confié à sa destination… Encore une commission dont tu te serais fort bien passé, pauvre Tournesol !… Mais tu seras toujours victime de ton bon cœur ! »

Pendant ce temps une cohorte envoyée par le patriarche était venue arracher les trois prisonniers à la fureur populaire et les conduisait ou plutôt les jetait dans une salle du grand palais d’où ils ne devaient sortir que pour être jugés.

Ils étaient tous trois dans un état de consternation assez avancé. Rouletabille surtout faisait peine à voir. Assurément il paraissait le plus déprimé et il n’ouvrait la bouche que pour gémir sur le mauvais sort qui l’avait séparé de son nécessaire de voyage !… car au bout du compte, il ne l’avait pas retrouvé ! ou plutôt on ne lui avait pas laissé le temps de s’en saisir !…

— Et c’est tout ce que tu trouves à nous dire dans un moment pareil ! s’écriait Jean… mais c’est à cause de toi que nous sommes ici !