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Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/229

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— C’est bien de Mme de Meyrens que tu veux me parler ?

— Oui… de la Pieuvre… et d’autre chose aussi, à propos de la Pieuvre… d’autre chose dont j’aurais dû t’entretenir depuis longtemps et dont je ne t’ai jamais rien dit… par… par délicatesse… car je te sais si au-dessus de certaines contingences… et de certaines gens !… D’abord, toi, tu es au-dessus de tout ! comprends-tu ?…

— Non ! je ne comprends pas… et je te prie de t’expliquer… de t’expliquer bien clairement !… repartit Rouletabille de plus en plus glacial.

— Eh bien, mon vieux, après tout, j’aime mieux ça… Je suis peut-être un ballot, mais voici ce que j’ai imaginé… Je me suis dit : il n’est pas possible que Rouletabille ait trouvé si à propos le truc à Sever-Turn.

— Quel truc ?

— Eh bien, mais la façon dont tu t’étais déguisé en Mme de Meyrens, si tu n’en avais déjà… un peu l’habitude… Y es-tu ?

— Continue ! tu m’intéresses !… répondit le reporter de plus en plus figé.

— Si Hubert a été si facilement trompé à Sever-Turn, c’est qu’il revoyait la seule Mme de Meyrens qu’il eût jamais connue… celle qu’il avait vue à Innsbruck !… et celle qu’il avait vue à Innsbruck n’était-elle point, elle aussi, Rouletabille ?… Eh bien, ai-je deviné ?

— Tu as eu tort de te traiter de ballot !… tu es d’une intelligence remarquable ! laissa tomber Rouletabille.

— Eh bien, ris, mon vieux, ris avec moi ! Moi, je suis enchanté d’avoir deviné !… Mais ris donc !…

— J’attends, pour rire, que tu n’aies plus rien à deviner du tout !…

— Mon Dieu ! t’es-tu assez moqué de nous !… Et moi qui m’imaginais que Mme de Meyrens avait franchi la frontière derrière nous !… et qu’elle avait partie liée avec Hubert !… Je te crois, qu’elle avait partie liée avec Hubert !… elle lui soutirait tous ses secrets !… Ah ! tu es vraiment fort !… Et moi qui vous espionnais !… qui gelais dans la rue à vous attendre !… moi qui rentrais à l’hôtel pour te retrouver en pyjama !… Tu venais de quitter ta jupe et la voilette de Mme de Meyrens, bandit !… et tu m’en racontais des histoires sur l’emploi de ton temps, sur la visite dans la chambre de ce diable d’Hubert !… Tout de même, grâce à ton truc, tu savais ce qu’il y avait sur la page romanée !

— Déduction remarquable ! émit Rouletabille.

— Tu savais désormais qu’Hubert — il te l’avait appris lui-même — avait tout intérêt à reprendre Odette pour la livrer à nouveau aux cigains ! et voilà pourquoi tu allais l’attendre sur la route de Sever-Turn !

— Ce qu’il y a d’agréable avec toi, déclara le reporter avec une gravité impressionnante, c’est qu’il n’y a besoin de rien t’expliquer !…

— Eh bien, si ! releva Jean… Je vais te demander, mon bon Rouletabille, de m’expliquer quelque chose… Cet abominable Hubert m’avait dit que Mme de Meyrens…

— Ah ! ah ! nous y voilà !…

— Que Mme de Meyrens (c’est-à-dire toi) lui avait montré deux lettres d’Odette attestant qu’elle était venue à Paris chez toi !… Tu comprends comment sa confidence a été reçue !… Je n’ai même pas voulu en entendre davantage !… J’ai compris, depuis, que tu avais dû lui montrer des documents soi-disant importants pour qu’il te montrât le sien et qu’il n’eût aucun doute sur la réalité des mauvaises intentions, de la soi-disant Mme de Meyrens à l’égard de Rouletabille et de moi-même… Mais je puis t’affirmer ceci, c’est que dès la première minute, j’ai été persuadé que ces documents n’existaient pas et que tu les avais fabriqués pour les besoins de la cause !

— As-tu parlé de ces lettres à Odette ? questionna simplement Rouletabille.

— Non ! C’eût été lui faire injure ! Pas plus que je ne t’en ai parlé à toi, et pour la même raison.

Rouletabille se leva, alla serrer la main de Jean et lui dit :