Aller au contenu

Page:Leroux - Rouletabille chez les bohémiens, paru dans Le Matin, 1922.djvu/235

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Jean, lui, depuis quelques instants, ne disait rien, mais observait curieusement Mme de Meyrens, comme s’il finissait enfin par comprendre quelque chose qui, dès l’abord, avait été au fond de sa pensée, mais qu’il avait rejeté un instant comme une imagination un peu forte.

Dans ce discours, Mme de Meyrens avait conservé un impressionnant sang-froid… et c’est avec un geste d’une grandeur vraiment tragique qu’elle commanda :

— Et maintenant faites entrer le croque-mort !

Dona Lucrezia annonçant aux gentilshommes de Ferrare qu’ils étaient tous empoisonnés et qu’ils n’avaient plus une heure à vivre ne devait pas apparaître plus fatale que Mme de Meyrens avec son histoire de croque-mort et chacun des convives commençait déjà à se demander si cette étrange femme à laquelle on prêtait mille fantaisies n’avait pas voulu se suicider de compagnie quand la vue du croque-mort lui-même vint heureusement dissiper ce macabre malentendu… Le croque-mort n’était autre que le nommé Vladimir lui-même qui s’était coiffé du traditionnel haut de forme ciré des grandes pompes funèbres et qui faisait là-dessous la plus jolie grimace du monde… En guise de cercueil il avait apporté sous son bras une petite boîte qu’il déposa sur la table et sur laquelle chacun put lire : Ci-gît Mme de Meyrens, alias la Pieuvre.

En même temps on vit Mme de Meyrens se débarrasser en trois mouvements de sa perruque et de tous oripeaux féminins ; enfin la robe elle-même ayant glissé, Rouletabille, dans son fameux complet à carreaux, apparut au milieu des hurlements et des esclaffements de tous !…

Jean seul, qui déjà avait assisté à un pareil changement de décor, ne fut point touché outre mesure. Et il aurait certainement tout deviné dès l’abord si le dîner à Ville-d’Avray n’avait été fixé, par les soins de Rouletabille, à une heure crépusculaire qui enveloppait notre reporter d’une pénombre propice. Enfin le repas, dans la pièce au bord de l’eau, n’était éclairé que de quelques bougies.

Rouletabille, tranquillement, déposait ce qui restait de Mme de Meyrens dans le petit cercueil apporté par Vladimir, le refermait et commençait aussitôt son oraison funèbre.

Mme de Meyrens a été fusillée, il y a quelques années, pour espionnage, dans les fossés de Schlasselbourg, et elle y a été enterrée… Lors de mon dernier voyage à Pétersbourg, j’ai pu me procurer des papiers qui lui avaient appartenu et grâce auxquels j’ai pu la ressusciter. Elle m’a bien servi auprès d’une administration qui n’avait guère eu de secrets pour elle et qui n’en a pas eu pour moi !… C’était un jeu dangereux, si dangereux que lorsque dans mes notes ou sur mes carnets je parlais de Mme de Meyrens ou de la Pieuvre, j’en parlais toujours à la troisième personne. Ainsi je me gardais contre l’administration en question dont je redoutais toujours, dans mes bureaux, la visite inopportune !

» Dans cette dernière affaire des bohémiens, j’ai du tromper, sous les traits de la Pieuvre, non seulement la police, mais bien des braves gens auxquels je demande très humblement pardon ici !… Pardon à M. Crousillat !… Pardon à ce pauvre M. Bartholasse que je n’ai pas invité, car j’ai redouté pour lui, à une aussi cruelle révélation, la crise apoplectique… Pardon à M. le directeur de la prison d’Arles… Ces honorables personnages comprendront que grâce à ce déguisement, j’ai pu savoir bien des choses, qui, sans cela, seraient restées pour tous un éternel mystère… Enfin n’était-il pas permis à Mme de Meyrens d’errer sans danger autour des Saintes-Maries-de-la-Mer et d’interroger les bohémiens dans le moment même que Rouletabille ne pouvait se montrer en Camargue sous peine de mort ! Ne vous étonnez donc plus, monsieur Crousillat, si Rouletabille savait si bien ce qui s’était passé dans la grotte !… Et ne t’étonne plus toi-même, mon cher Jean, si, en dépit de toutes tes objurgations, je continuais à fréquenter cette horrible femme que tu ne pouvais voir en peinture !…

— Mais ce n’est pas seulement en peinture que je l’ai vue, s’écria Jean… Ah ça ! mais qu’est-ce que tu nous racontes ? Tu prétends maintenant que depuis le com-