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Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/373

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ce monde sans passer pour méchant ! Il faudrait ne jamais parler d’autre chose que du temps ou de la chasse, ou bien discuter avec vos vieilles amies le budget de leurs comités de bienfaisance. »

Il prit un papier sur une table : « Tenez, voici le mémoire de votre blanchisseuse de fin. Causons là-dessus, mon ange ; comme cela, vous ne direz pas que je suis méchant. »

— « En vérité, Auguste, vous m’étonnez… »

— « Cette orthographe me fait penser à une lettre que j’ai trouvée ce matin. Il faut vous dire que j’ai rangé mes papiers, car j’ai de l’ordre de temps en temps. — Or donc, j’ai retrouvé une lettre d’amour que m’écrivait une couturière dont j’étais amoureux quand j’avais seize ans. Elle a une manière à elle d’écrire chaque mot, et toujours la plus compliquée. Son style est digne de son orthographe. Eh bien, comme j’étais alors tant soit peu fat, je trouvai indigne de moi d’avoir une maîtresse qui n’écrivît pas comme Sévigné. Je la quittai brusquement. Aujourd’hui, en relisant cette lettre, j’ai reconnu que cette couturière devait avoir un amour véritable pour moi. »

— « Bon ! une femme que vous entreteniez ?… »

— « Très-magnifiquement : à cinquante francs par mois. Mais mon tuteur ne me faisait pas une pension trop forte, car il disait qu’un jeune homme qui a de l’argent se perd et perd les autres. »

— « Et cette femme, qu’est-elle devenue ? »

— « Que sais-je ?… Probablement elle est morte à l’hôpital. »

— « Auguste… si cela était vrai, vous n’auriez pas cet air insouciant. »

— « S’il faut dire la vérité, elle s’est mariée à un honnête homme ; et, quand on m’a émancipé, je lui ai donné une petite dot. »