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Page:Méry - Les Nuits d'Orient, contes nocturnes, 1854.djvu/100

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Il paraissait âgé de quarante-cinq ans ; sa figure exprimait une mélancolie incurable ou cette insensibilité profonde, seul remède que la nature donne aux infortunes suprêmes et sans consolation. Son teint avait perdu sa première nuance de cuivre poli, dans une décomposition subie sous les brumes du nord, et des reflets verdâtres plaqués sur ses joues molles annonçaient la dernière lutte de la vie contre un marasme mortel.

L’Indien donna quelques explications sur son retard d’une heure, car il avait été invité au déjeuner de l’habitation ; des agents subalternes de la douane venaient de leur faire quelques difficultés au moment où le fly quittait le quai de la Tour, devant London-Bridge. Il s’exprimait lentement, avec des formes de langage très-distinguées et avec l’accent pur de Londres, ce qui acheva de compliquer pour moi cette énigme vivante, que je poursuivis, à travers mille conjectures, sans rien trouver de satisfaisant.

Le chattiram où nous étions ressemblait au cadre d’un songe ; ce que je voyais ne pouvait pas exister. On entendait sonner midi dans un lointain mystérieux, et les vagues de la Tamise roulaient devant nous les douze échos d’une horloge invisible. Un soleil ardent couvrait les eaux d’atomes de feu et réjouissait les jeunes filles indiennes assises sur les marches du chattiram. Le nabab, en costume de planteur, fumait le houka et échangeait quelques syllabes malaises avec l’Indien. En ce moment, je me rappelai la France et les bords fleuris qu’arrose la Seine, et les existences bourgeoises des étés parisiens, et les maisons de Chatou, de Bougival et d’Asnières, et même les châteaux riverains, ou rien, dans le