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Page:Méry - Les Nuits d'Orient, contes nocturnes, 1854.djvu/101

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programme des idées reçues, ne dépayse un visiteur, ne scandalise un voisin. Chez le nabab Edmond, absence complète des rurales délices chantées dans les poëmes des Jardins et de l’Homme des champs. Le piano, la romance et le billard, ces trois distractions françaises, n’y sont pas encore admises ; on n’y entend que les gammes et les notes d’or des perruches coloriées, filles des solitudes sans nom.

Selon l’usage anglais, le nabab m’avait présenté à l’Indien : ce qui me donnait le droit de lui adresser la parole, mais que lui aurais-je dit ? Son maintien d’ailleurs était répulsif à la familiarité ; il paraissait plus à son aise avec le silence qu’avec la parole, et je n’étais pas assez fort sur la langue anglaise pour lui demander adroitement ce que j’aurais voulu savoir. Le nabab Edmond était heureux de mes embarras et il se gardait bien de commettre la moindre indiscrétion qui aurait pu m’éclairer. Cette scène de rêve s’éleva enfin à un degré de fantastique irritant. L’entretien, quoique formé de phrases très-courtes et intermittentes, cessa tout à coup, comme il arrive entre gens qui n’ont plus rien à se dire, ou qui auraient trop de choses à se raconter. L’Indien laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et ses yeux s’éteignirent, comme si un nuage d’opium les eût voilés. Les jeunes filles bengalis s’endormirent au soleil, comme dans les bras de leur père, et le nabab, au lieu d’employer cette formule française, usitée dans nos ennuis champêtres : Eh bien, que faisons-nous ? se renversa sur les coussins de sa natte, et, aspirant la fumée de sa pipe, il convoqua autour de lui, comme ses meilleurs amis, les innombrables souvenirs de sa jeunesse aventureuse, et il les accueillait par de mélancoli-