Page:Méry - Les Nuits d'Orient, contes nocturnes, 1854.djvu/116

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

retard. Il ne faut pas croire pourtant que le héros de l’Inde n’a rencontré aucune sympathie à la ville et à la cour ; ce serait trop calomnier le Paris de 1784, bien des cœurs nobles et roturiers s’émurent du retour glorieux de l’amiral ; bien des mains blanches et calleuses applaudirent le grand homme ; mais ces ovations restèrent en minorité imperceptible au milieu du tourbillon d’enthousiasme qui emportait aux nues le nom brillant de Figaro. Les gazettes du temps consacrèrent à peine un quatrain à l’amiral, et furent inondées de prose et de poésie en l’honneur du barbier espagnol rien ne lui manqua, pas même ces critiques et ces injures qui centuplent le succès lorsqu’elles arrivent, comme le cri de l’esclave, après le char du triomphateur. Comment songer alors aux Indes, aux colonisations, au Mysore ? La révolution de 1789 commençait en 1784 ; il fallait déjà attaquer le trône et non la côte du Malabar ; on chantait partout d’une voix fausse, mais menaçante, à l’oreille du roi, ces vers de Figaro :

De vingt rois que l’on encense,
Le trépas brise l’autel ;
Et Voltaire est immortel !

» C’était le premier coup de canon tiré contre la Bastille ; c’était la philosophie de Voltaire et de Rousseau mise en comédie et en chanson pour l’intelligence de ceux qui ne savaient pas lire, et ils étaient nombreux en ce temps-là. Voltaire recevait son brevet public d’immortalité, non pas pour avoir écrit des chefs-d’œuvre de grâce et de style, mais pour avoir créé Candide, cette insulte à la dignité de l’homme, et