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Page:Méry - Les Nuits d'Orient, contes nocturnes, 1854.djvu/297

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restait encore aux mâts assez de toiles pour seconder l’action malfaisante du vent. La terre était là, tout proche, si on peut appeler terre une formidable insurrection de rochers noirs, anguleux et désolés, qui semblaient attirer un pauvre vaisseau comme des blocs magnétiques, et le briser comme une cloche de cristal.

Tout le monde sur le pont ! cria le capitaine, à l’aide d’un porte-voix enroué.

L’équipage et les passagers n’avaient pas attendu cet ordre, ils encombraient le pont, et regardaient les roches ennemies ; tout empanachées de l’écume des vagues de l’Océan.

Les matelots exécutaient toutes sortes de manœuvres pour rendre le naufrage le plus doux possible ; il s’agissait surtout de doubler ce cap de granit, qui a brisé tant de vaisseaux depuis Christophe-Colomb, et qui probablement en brisera bien davantage encore, à moins qu’une compagnie anglaise ne se forme pour ensevelir ces rochers à vingt brasses sous les eaux. Tel est le vœu des sages navigateurs !

Le beau-père d’Elbonza regardait sa belle-fille de l’air d’un homme qui a épuisé le répertoire de ses récriminations lamentables, et qui se contente d’accuser avec des yeux irrités une folle femme, première cause de tant de malheurs.

Lilia n’exprimait pas un seul regret sur sa figure ; debout et appuyée à tribord, contre un bastingage, elle secouait en riant sa chevelure dévastée, toutes les fois que l’écume des vagues retombait en pluie sur son front charmant. Ce jeu paraissait même lui plaire beaucoup, et lorsque la vague se faisait trop attendre, elle faisait un geste d’impatience et semblait accuser l’Océan d’être inexact au rendez-vous donné.