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Page:Machaut - Le Voir Dit, 1875.djvu/288

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LE LIVRE

chanter & veoir dames & damoiſelles & dames de religion. Mais quant je véoie plus d’esbatement & de joie, & plus me deſplaiſoit quant il me ſouvenoit que je ne vous pouvoie veoir. Et m’avint que j’eſtoie une nuit en une maiſon de mon frere, & fu la nuit de la veille de Sainte Crois ;[App. LXIII.] & m’eſtoie endormie en penſant à vous. Si me fu avis, en mon dormant, que je vous trouvoie couchié en une ſalle en un biau lit bien paré ; & là m’eſtoit avis que vous giſiez forment malade ; & avoit une bonne femme vieille encoſte vous qui vous gardoit, ce m’eſt avis. Sitoſt come je commençay à aprouchier de voſtre lit, je commençay à plorer & à vous baiſier bien fort, & me ſembloit que vous me blaſmiez de ce que je vous avoie baiſié devant celle femme ; & je diſoie qu’il ne m’en chaloit & que de vous bien faire ne porroie avoir blaſme, & me ſembloit que vous vous leviez tantoſt en tres-bon point & me diſiez que je vous avoie gari : & de ce eſtoie moult lie, ſi come il me ſembloit en mon dormant. Et toute la nuit fu avec vous en ceſt eſtat, dont je fu tout le jour en grant merencolie : car je doubtoie que vous n’éuſſiez éu aucune eſſoine ; & me ſouvint de Morpheus. Et quant il me ſouvenoit que je vous avoie gari, j’en eſtoie un po plus lie, & tout le jour fui en male penſée. Si vous pry, mon dous cuer, que vous me vueilliez eſcrire ſi, celle journée, vous éuſtes nul ennuy & auſſi de tout voſtre eſtat que je deſire moult à ſavoir : & que, par m’ame, il meſt avis qu’il a bien un an que je n’oÿ nouvelles de vous. Et vous prie que vous me vueilliez envoier de vos chançons, pour moy esbatre & mettre hors de merencolie. Et ſommes là, ma ſuer & moy, auſſi come .ii. priſonieres ; ne je n’y cognois nulle perſonne dou monde, ſe n’eſt de mes gens. Si m’eſt nuls esbatemens que j’aie, ſe ce n’eſt de lire voſtre livre & ce que vous m’avez envoié, & de penſer à vous. Et ſe ne fuſt la penſée & le ſouvenir que j’ay de vous, je fuſſe trop à malaiſe. Mais, par Dieu en qui je croy, je y penſe tant & à toutes heures que c’eſt tout mon conſort, ne n’en puis oſter ma penſée.