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Page:Magre - La Luxure de Grenade, 1926.djvu/235

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LA LUXURE DE GRENADE

nuit du mois de Shaban au raz de marée qui ravagea les côtes de Syrie et de Palestine, détruisit les fortifications des chevaliers de Rhodes, et mit à bas le grand phare du port de Famagouste, furent unanimes à le décrire comme une vague unique, une montagne irritée qui précédait les tourbillons du vent et accourait du fond de l’horizon avec une démoniaque vitesse, sur le désert morne, plat, épais des eaux pourries.

Les hommes de quart qui étaient sur le pont de la « Bannière du Prophète », dans la verdâtre clarté de l’hallucinante et équatoriale nuit, n’eurent que le temps de contempler à une extrême hauteur, sur le sommet d’une extravagante muraille liquide, une mobile végétation d’écumes. Ils sentirent que la galère renversée gravissait cette cime avec une vélocité que dix mille rameurs n’auraient pu lui donner et ils entendirent un mugissement sous-marin, venant de l’abîme, comme s’il y avait eu, bien au-dessous de la quille du navire, une gorge profonde d’où était parti ce son affreux.

Ce fut tout pour ceux-là. Il fut donné à quelques autres de percevoir que dans l’arrachement du château d’arrière, ils étaient lancés comme des grains de sable parmi les débris de la rambarde et de ses mantelets, vers de mouvantes profondeurs. Le reïs fut emporté avec le grand mât auquel il s’était accroché. L’homme de vigie tournoya dans l’espace, comme s’il était projeté par une fronde extraordinaire. Les canons s’envolèrent avec leurs affûts, leurs palans et leurs plates-formes. L’eau furieuse, l’eau animée, l’eau multiple, ruissela par le pont cassé,