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Page:Malinowski - Mœurs et coutumes des Mélanésiens, trad. Jankélévitch, 1933.djvu/160

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occasion. De corpulence un peu massive, courtaud et ayant de gros traits, il était encore défiguré par la suie dont il était recouvert et par la petite toque qu’il portait sur la tête : il était en effet en deuil, ayant perdu sa femme.

Cependant la conscience de posséder des dons spéciaux qui lui ont valu gloire et succès, lui donnait de l’assurance et le laissait paraître plein de dignité méprisante, ce qui faisait un mélange bizarre avec la finesse attentive et le regard scrutateur, pénétrant de cet homme qui avait l’habitude de jouer sur les sentiments et les croyances des autres. C’était en effet un médium spirite ou, pour nous servir des termes des indigènes, un homme qui « a trouvé le chemin qui conduit à Tuma », c’est-à-dire dans l’autre monde.

Gloire ! Quelle chose éphémère, et étroitement circonscrite ! Si je dis au lecteur que je me trouvais en présence d’un homme aussi important que Tomwaya Lakwabulo, le célèbre spirite-voyant d’Oburaku, ce renseignement lui paraîtra dépourvu de toute signification. Et cependant, n’importe lequel des douze mille malheureux Mélanésiens aurait tressailli à ce moment-là, et ce fut également mon cas. Car j’étais alors un chasseur d’esprits, et j’avais devant moi un homme aussi familiarisé avec les esprits de ces îles de corail que Sir Oliver Lodge, ou Sir Arthur Conan Doyle le sont avec les nôtres.

La distance qui, en Mélanésie, sépare les hommes vivants des esprits est loin d’être aussi grande que celle que nos dogmes et nos philosophies frelatés à l’excès posent entre nous et le monde de nos esprits. Pour l’habitant des îles Trobriand, le monde des esprits est là, à la portée de la main. Il se trouve quelque part au-dessous de la petite île de Tuma, dont il tire son nom, à plusieurs milles au Nord de la plage de Kaybola où l’on pêche le meilleur poisson. Après la mort, chaque individu ou, plus exactement, sa partie spirituelle, se rend dans ce monde où il mène une existence heureuse, peu édifiante à la vérité, mais très semblable à l’existence terrestre. Dans certaines occasions, les esprits quittent facilement et naturellement ce monde des esprits, pour revenir sur la terre, visiter leurs villages, se mêler à leurs parents et amis, assister à des fêtes, distribuer des récompenses, ou faire des niches et dispenser des châtiments,