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Page:Malinowski - Mœurs et coutumes des Mélanésiens, trad. Jankélévitch, 1933.djvu/168

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lent du canoë que les indigènes conduisaient prudemment à travers les eaux difficiles et vaseuses, en suivant les courants de la marée, me paraissait interminable. La rangée ombrageuse des manguiers que nous longions, sous un ciel bas, semblait suspendue entre deux grandes surfaces transparentes. De temps à autre, on voyait un poisson sauter et remuer l’eau ; ou bien un stingaree ou un requin s’enfuir d’un mouvement lent et paresseux, en voyant la masse des agrès à laquelle la nuit donnait des dimensions fantomatiques.

Au-dessus de nous, on entendait les battements d’ailes et les voix aiguës des oiseaux de nuit et des renards volants qui, à notre approche, quittaient leurs abris dans les arbres. Le soleil allait se lever lorsque nous aperçûmes le village. Tout y était calme ; on n’entendait de temps à autre que l’aboiement d’un chien, et le tremblement de feux éloignés nous apprit qu’on veillait dans le village, comme on le fait toujours lorsqu’il y a un homme malade qu’il s’agit de protéger contre le coup final du sorcier qui apporte la mort.

L’aube était proche. La silhouette finement dentelée de la rive apparut avec cette précision étrange qui est caractéristique des aubes tropicales ; ce fut d’abord une surface d’un noir épais, puis d’un noir creux, remplie d’ombres traînantes. Tout à coup nous entendîmes un cri perçant qui, venant de l’obscurité, prit d’abord un diapason ample et vibrant pour adopter ensuite une cadence mélodieuse. Une autre voix se joignit bientôt à celle-ci, puis une autre et une autre encore, venant de tous les coins du village, jusqu’à ce qu’une véritable plainte chorale, vibrante et frissonnante, ait envahi l’aube, rempli la lagune encastrée, et envahi la rive opposée.

Le chef, Narubuta’u, était mort. Furieux d’avoir manqué l’occasion, j’adressai des reproches à mon équipage indigène. Cela stimula leur énergie et nous franchîmes le dernier quart de mille à grande vitesse. La lumière effleura subitement les bords de la zone obscure, répandit la pâleur grise du matin tropical sur l’eau vaseuse et le vert fané du feuillage. Dans le village les lamentations augmentaient d’ampleur et d’intensité dramatique, comme si la lumière du jour avait découvert toute la profondeur du désastre. La lamentation funèbre des indigènes,