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Page:Malinowski - Mœurs et coutumes des Mélanésiens, trad. Jankélévitch, 1933.djvu/86

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dans la vie réelle des cas de haine implacable et des actes de violence et d’hostilité. Je vais citer un exemple concret de discorde fatale à l’intérieur de ce qui constitue le noyau du clan : d’un groupe de frères.

Dans un village proche de celui où je campais à cette époque-là, vivaient trois frères, dont le plus âgé était aveugle. Abusant de cette infirmité, le plus jeune avait pris l’habitude de cueillir les noix de bétel des palmiers, avant même qu’elles fussent mûres, frustrant ainsi l’aveugle de sa part. Celui-ci s’étant aperçu un jour qu’il était frustré entra dans une colère furieuse, saisit une hache et, faisant irruption dans la maison de son frère, réussit, malgré sa cécité, à le blesser. Le blessé s’enfuit et alla se réfugier dans la maison de l’autre frère. Ce dernier, indigné par l’outrage infligé au plus jeune, s’empara d’une lance et tua l’aveugle. La tragédie eut une fin assez prosaïque, le magistrat ayant condamné le meurtrier à une année de cachot. Jadis — et là-dessus tous mes informateurs sont unanimes — il aurait été obligé de se suicider.

Dans le cas que je viens de relater, nous avons affaire à l’association de deux actes criminels différents : vol et meurtre, et il ne serait pas inutile de faire à ce propos une brève digression. Aucun de ces deux délits ne joue un rôle considérable dans la vie des indigènes trobriandais. Le vol est rangé sous deux concepts : kwapatu (littéralement : enlever), mot servant à désigner une appropriation illégitime d’objets d’usage personnel, outils et objets précieux ; et vayla’u, mot spécial s’appliquant au vol de légumes commis soit dans les jardins, soit dans un dépôt d’ignames, ainsi qu’à l’enlèvement de porcs ou de volailles. Le vol d’objets personnels est considéré comme plus préjudiciable, mais le vol d’objets comestibles est un acte foncièrement méprisable. Il n’y a pas de plus grand malheur pour un Trobriandais que de manquer de nourriture, ou de se voir dans la nécessité d’en mendier ; et le fait que quelqu’un a pu se trouver dans une situation tellement gênée qu’il a été poussé au vol est considéré comme le comble de l’humiliation. D’autre part, comme le vol d’objets précieux est hors de question, puisqu’ils portent tous une marque personnelle[1], celui d’autres objets d’usage personnel ne

  1. Voir notre ouvrage : Argonauts of the Western Pacific.