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Page:Malinowski - Mœurs et coutumes des Mélanésiens, trad. Jankélévitch, 1933.djvu/88

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soulève. La véritable situation, lorsqu’on l’examine de près et qu’on s’applique à en pénétrer le sens, se présente comme un tissu de contradictions aussi bien réelles qu’apparentes et de conflits résultant des écarts entre l’idéal et ses objectivations dans la vie réelle, de l’adaptation imparfaite qui existe entre les tendances humaines spontanées et la loi rigide. L’unité du clan est une fiction légale, en ce qu’elle exige (et cette exigence trouve son expression aussi bien dans la doctrine des indigènes que dans toutes leurs professions, dans leurs propositions et locutions, dans leurs règles explicites et dans leurs modèles de conduite) une subordination absolue de tous les autres intérêts et liens à la solidarité de clan, alors qu’en fait cette solidarité est presque toujours violée et pratiquement absente de la vie de tous les jours. En revanche, à certaines époques, et surtout pendant les périodes cérémonielles de la vie indigène, l’unité du clan domine tout ; dans les cas de violation ouverte ou de provocation flagrante elle se montre plus forte que toutes les considérations et défaillances individuelles qui, dans les conditions ordinaires, seraient presque les seules à déterminer la conduite de chaque membre. La question présente donc deux aspects, et il est impossible de comprendre à fond la plupart des événements les plus importants de la vie indigène, ainsi que la plupart de leurs institutions, coutumes et tendances, si l’on ne tient pas compte de l’action réciproque de ces deux aspects.

Il n’est pas difficile d’ailleurs de comprendre pourquoi l’anthropologie n’a tenu compte que d’un des aspects de la question, pourquoi elle a considéré la doctrine rigide, mais fictive, de la législation indigène comme la seule expression de l’état de choses réel. C’est que cette doctrine représente l’aspect intellectuel, patent, foncièrement conventionnel de l’attitude des indigènes, le seul qui soit exprimé dans des propositions claires, dans des formules légales précises. Si vous demandez à un indigène ce qu’il fait dans tel ou tel cas, il se borne à vous dire ce qu’il devrait faire ; il vous expose la règle de la meilleure conduite possible. Lorsqu’il remplit auprès d’un anthropologiste sur le terrain le rôle d’informateur, il ne lui coûte rien d’exposer en détail l’idéal de la loi. Quant à ses sentiments, ses penchants, ses travers, ses indulgences envers lui-même et sa tolérance pour les défaillances