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Page:Marais - La Nièce de l'oncle Sam (Les Annales politiques et littéraires, en feuilleton, 4 août au 6 octobre), 1918.djvu/119

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ter d’émotion artificielle, évoquer les tableaux les plus pathétiques, elle reste inerte, inaccessible. Elle ne vibre qu’à son heure et à son choix : c’est une force inconnue qui agit en nous, malgré nous-mêmes.

Laurence se forçait en vain de ne penser qu’à sa douleur filiale : l’amertume du destin entrevu, puis impossible, l’accablait ; c’était un fer rouge qui s’appliquait sur sa plaie. Vivre sans Jack, savoir que Jack — amoureux d’elle — épouserait une autre femme jolie, aimante, séduisante, par laquelle il se laisserait reconquérir parce que c’était fatal et parce que c’était son devoir !…

À quoi, à qui se rattacher ?

Et soudain, Laurence contemple son frère : la famille.

Il dort, fiévreux, agité, les traits crispés ; et certains détails de sa physionomie : les sourcils, le nez, la forme du menton, attendrissent Laurence par leur ressemblance avec la défunte. Oui : ils sont bien du même sang, les deux survivants, elle et lui, les derniers d’Hersac…

Elle retrouve les lèvres de la marquise sous cette jeune moustache en brosse, et le pli de préoccupation qui marquait son front — ride chez la mère, trace d’ombre à peine creusée chez le fils. — Ce sommeil juvénile, voisin de ce dernier sommeil, semble dire : « Tout se renouvelle. » Et la figure pâle qui va disparaître demain et se désagréger peu à peu dans la tombe, laisse derrière elle une jeune figure vivante créée à son image : Laurence s’aperçoit qu’elle va l’aimer davantage, ce François si cher, si semblable à la morte.

De tous les sentiments, l’affection fraternelle est le moins exalté. La vie en commun depuis le plus jeune âge, l’habitude, la satiété parfois, en font une camaraderie familière sous laquelle