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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/69

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En bas, aux pieds de la victime, s’étendait une mer de têtes hideuses, grouillantes et hurlantes sinistrement éclairées par la lueur du bûcher et du feu des torches, que traversaient pourtant de larges traînées du brouillard qui, cette nuit-là, pesait lourdement sur la terre. Ainsi comprimée, la lumière qui s’élevait du sol semblait arrêtée par la voûte basse et visqueuse de quelque souterrain de l’enfer.

En jetant un coup-d’œil de mépris sur cette foule cruelle qui s’enivrait de son supplice, Mornac aperçut au premier rang Vilarme qui n’eut pas plus tôt rencontré son regard qu’il s’écria :

— Eh bien ! chevalier de malheur, nous avons notre tour à ce qu’il paraît ! Comment allez-vous là-haut ? Chaudement, n’est-ce pas ! Je suis bien vengé. Sachez que c’est moi qui ai dénoncé votre fuite à Griffe-d’Ours !

— En ce cas, baron de Vilarme ! cria Mornac, que le dernier mot d’un gentilhomme ajoute à ton titre connu d’assassin celui bien mérité de traître et de lâche ! Maintenant que l’honnête homme t’a flétri, laisse le chrétien qui va mourir prier Dieu de te pardonner tes méfaits comme je te pardonne moi-même.

Vilarme lui montra le poing en signe de défi.

Mornac tourna la tête afin de ne plus voir l’exécrable face du bandit triomphant.

Tout à coup l’expression de la figure du chevalier changea. De dure et de railleuse qu’elle était, elle prit tout aussitôt l’empreinte d’un profond attendrissement.

Il venait d’apercevoir Jeanne, sa cousine bien-aimée, Jeanne qui levait vers lui ses grands yeux noirs pleins d’angoisse et de larmes.

Oh ! ce qu’ils se dirent ces deux regards qui se croisèrent en ce moment ! Rendre ce qu’ils contenaient de détresse, de regret et d’amour, demanderait des mots d’une telle énergie que jamais langue humaine n’en pourrait inventer d’assez forts.

— Grand Dieu ! s’écria Mornac, se sentir ainsi aimé pour la première fois et mourir…

Il se roidit dans ses liens comme pour les casser, mais s’arrêta soudain.

Un grondement étrange et sourd courait sous ses pieds.

Était-il causé par la foule ? Et pourquoi ?

La multitude s’était tue, et l’on n’entendait plus aucun bruit de voix.

C’était comme un frémissement de la terre et, qui parti de loin se rapprochait rapidement.

Ce fut bientôt comme le grondement du tonnerre, et l’on entendit les rochers des montagnes voisines, rugueuses arêtes du globe, frémir et s’entrechoquer sur leurs bases.

Dans la forêt les arbres secoués sur leurs racines haletaient et craquaient.

Brusquement remués par cette puissante commotion, les fagots du brasier se mirent à rouler de toutes parts au bas du tertre. Le feu diminua d’intensité, et Mornac en ressentit aussitôt un grand soulagement.

Sans être terrifiée par cette effroyable convulsion de la nature et semblant, au contraire, en retirer une inspiration subite, Jeanne de Richecourt profita du mouvement rétrograde de la foule pour s’élancer vers le bûcher.

Chancelant sur le sol qui vacillait, et sans craindre le feu du brasier, elle s’élança, bondit et vint tomber tout à côté de Mornac dans l’espace libre laissé entre lui et le feu.

Dans l’effort qu’elle fit pour franchir la barrière de flamme, le cordon qui retenait ses cheveux roulés sur le sommet de la tête se rompit, et sa chevelure, sa luxuriante chevelure brune se répandit et roula par torrents sur ses épaules.

Passant autour du cou de son cousin son beau bras ferme et nu qui avait aussi rompu les attaches de la manche de sa robe, elle s’arrêta frémissante auprès de lui qui tremblait à la fois de bonheur, et de peur pour la noble femme qui exposait ainsi ses jours.

— Robert ! dit-elle, mourons ensemble !

— Ô Jeanne ! ma Jeanne bien-aimée ! dit Mornac en faisant des efforts inouïs pour rompre ses liens et enserrer la taille flexible qui se cambrait vers lui. Avant que je meure, oh ! laisse-moi te dire que je t’aime comme je n’ai jamais aimé femme au monde !

— Je vous crois, Robert ! et moi aussi je vous aime, tout comme vous m’aimez ! Jamais homme n’a senti battre mon cœur si près du sien. Jamais mes lèvres n’ont été effleurées par la bouche d’un homme ! Eh bien, voici les miennes qui vous demandent et vous donnent le baiser des fiançailles… des fiançailles de la mort !

Sur la terre qui craquait éperdue sous ses pieds, en face de cette multitude ébahie, devant le regard des hommes comme sous l’œil de Dieu qui voyait leur agonie, Mlle de Richecourt approcha ses lèvres des lèvres brûlantes de Mornac, et leurs bouches s’unirent en un baiser suprême, comme si leurs âmes eussent dû s’étreindre aussitôt pour s’élancer au ciel.

Leur corps eut comme un frémissement spasmodique, et un instant leurs yeux se fermèrent comme aveuglés par le rayonnement de leur félicité.

Mais cela n’eut que la durée d’un éclair. Comme si elle eut puisé une force nouvelle en ce baiser à la fois chaste et brûlant, Mlle de Richecourt redressa sa taille un instant affaissée, puis se tourna vers la foule des Sauvages stupéfaits qui croyaient voir à chaque instant la terre ébranlée s’écrouler dans un immense effondrement. Sans quitter de son bras gauche le cou de son fiancé, elle étendit sa droite sur la foule et cria d’une voix vibrante :

— Au nom du Dieu vivant, arrêtez ce supplice !

Les entrailles de la terre, agitées ainsi qu’en mal d’enfant, grondaient toujours et semblaient vouloir faire éclater leur gigantesque enveloppe, comme pour en faire jaillir un monde et le lancer dans l’espace.

Épouvantés par ce fracas immense, les Sauvages superstitieux furent frappés d’étonnement à la vue de cette femme superbe et impassible sur le globe en démence, et la prenant pour un génie courroucé qui commandait aux éléments de détruire la terre, ils se prosternèrent à ses pieds.

Oh ! c’est qu’elle était belle aussi !

Éclairée par le brasier, sa noble taille se dé-