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Page:Marmette - Le chevalier de Mornac, 1873.djvu/70

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coupait en lignes harmonieuses et hardies sur le ciel noir, et, sous son front altier, sous ses grands yeux étincelants, sous sa bouche fière et son gracieux col ombragé par de luxuriants cheveux, on voyait sa gorge, seule, agitée, bondir et rebondir sur sa forte poitrine.

C’était, ce qu’ils ne connaissaient pas, ces barbares enfants des bois, c’était la grande dame dans tout le splendide éclat de la jeunesse et dans le feu de l’action d’un dévouement surhumain. C’était la digne fille des anciens preux de la vieille France. C’était la vierge forte, fière et sublime, c’était le chef-d’œuvre de Dieu !

Profitant de la stupeur des Sauvages, Jeanne tira de son corsage le stylet tranchant qu’elle y portait toujours, et coupa d’une main ferme les liens qui retenaient Mornac attaché.

— Maintenant, dit-elle d’une voix brève et saccadée par l’émotion, écartez ces fagots embrasés. Lorsque nous aurons sauté par-dessus, descendons gravement le tertre et traversons la foule à pas lents. Ce tremblement de terre nous sauvera.

— Oh ! sublime Jeanne ! ne voyez-vous pas que c’est vous seule qui m’aurez sauvé !

— Non pas moi seule, Robert, mais bien Dieu lui-même.

Mornac devenu libre de ses mouvements, renversa, écarta du pied les tisons ardents, franchit avec Jeanne cette barrière de feu et descendit avec elle vers les Iroquois.

Le grondement souterrain semblait s’éloigner et les trépidations du sol diminuer d’intensité.

— Passage ! dit Mlle de Richecourt en étendant d’un geste superbe sa main sur la multitude prosternée.

La terre ne frémissait plus qu’à peine.

La foule s’ouvrit devant Jeanne digne et radieuse comme Béatrix traversant, suivi du Dante, les sombres retraites du purgatoire.

La commotion du sol cessa tout à fait et l’on entendit les derniers roulements souterrains aller se perdre et mourir au loin dans les montagnes.


CHAPITRE XV.

le fantôme de la grotte.

À une distance d’un quart de lieue du grand village d’Agnier s’élevait le cimetière particulier de la bourgade.

Lorsqu’un Iroquois mourait, son cadavre était mis dans une espèce de cercueil formé de grosse écorce, et élevé sur quatre poteaux, en plein air. Pendant huit ou dix années, on continuait d’en user ainsi avec tous les défunts, à mesure qu’ils décédaient, et on les déposait tous, les uns à côté des autres, à plusieurs pieds au dessus du sol.

Tous les dix ans venait la fête des morts. Les habitants d’un même village descendaient alors ces bières, et enveloppaient les ossements de leurs proches dans des pelleteries précieuses.

Puis le pays entier était solennellement convoqué sur un même point.

Chacun emportait des présents destinés aux parents décédés. C’était ordinairement des colliers, des haches et des chaudières en cuivre.

On creusait une grande fosse commune que l’on tapissait de peaux de castor, et les ossements y étaient déposés, en grande pompe, avec les présents offerts. Après avoir placé au-dessus des nattes et des écorces, on les recouvrait de terre, et l’on dressait une clôture de pieux tout autour de ce vaste tombeau pour le mettre à l’abri des profanateurs.[1]

À deux arpents du cimetière aérien et particulier d’Agnier s’étendait un rocher couvert d’arbustes touffus. Par suite de quelque commotion terrestre, la base du rocher s’était fendue et avait, en se séparant, formé une caverne sans issue qui s’étendait à une trentaine de pieds de profondeur. Brusquement séparées à leur base, dans une largeur de quinze pieds, les parois de la grotte étaient retombées l’une sur l’autre, à la partie supérieure, de manière à former un angle dont la pointe faisait le toit de la caverne.

À cause du voisinage immédiat du champ des morts, les habitants d’Agnier ne pénétraient jamais dans cette grotte dont l’entrée se cachait d’ailleurs au regard sous un massif de broussailles.

À l’heure où Mornac, attaché au poteau du supplice, semblait près de dire à la vie un éternel adieu, si, bravant la crainte instinctive que vous eût inspiré la proximité du cimetière dont les muets habitants dormaient immobiles sur leurs sarcophages aériens rendus encore plus fantastiques par l’obscurité de la nuit, vous eussiez bravement écarté les broussailles qui formaient l’entrée de la grotte, vous auriez pu voir, au fond de la caverne, à la lueur pâle d’un tout petit feu, un homme assis par terre, les coudes sur les genoux et la tête perdue dans les deux mains.

Qui veillait donc ainsi, seul, en cet endroit solitaire, à une heure aussi avancée ?

Était-ce le spectre de quelque Iroquois décédé qui venait réchauffer ses pauvres os glacés par la mort et la bise d’hiver ?

Ou bien encore l’âme frissonneuse d’un malheureux Huron tué dans les environs d’Agnier, et jeté dans la caverne, et revenant à cette heure des fantômes se plaindre du destin cruel qui l’avait fait périr loin des rives aimées du lac Huron ?

Car elle gémissait cette ombre assise auprès du feu discret, et vous auriez vu ses épaules se soulever fréquemment par des sanglots étouffés.

On sait qu’après la mort, notre âme ne doit plus ranimer le corps que lorsque la trompette des archanges aura sonné là-haut la résurrection de toutes les races humaines disparues. Or, en l’examinant bien, vous auriez remarqué que ce corps faisait ombre sur la paroi de la caverne, car il s’interposait entre le feu et le mur de la grotte.

Ce ne pouvait donc être un spectre ; car évidemment il n’eût pu arrêter la lumière, tout comme le corps opaque et lourd qu’il nous faut traîner si misérablement ici-bas.

Son costume vous eut ensuite indiqué que c’était un blanc et non quelque sauvage habitant des bois.

  1. Voir Bressany.