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un soir

«  Je me faisais l’histoire de leur liaison. Ils avaient parlé d’un livre ensemble, discuté l’aventure d’amour, trouvé quelque chose qui leur ressemblait, et de cette analogie avaient fait une réalité.

Et je les surveillais, en proie au plus abominable supplice que puisse endurer un homme. J’avais acheté des chaussures à semelles de caoutchouc afin de circuler sans bruit, et je passais ma vie maintenant à monter et à descendre mon petit escalier en limaçon pour les surprendre. Souvent même, je me laissais glisser sur les mains, la tête la première, le long des marches, afin de voir ce qu’ils faisaient. Puis je devais remonter à reculons, avec des efforts et une peine infinis, après avoir constaté que le commis était en tiers.

Je ne vivais plus, je souffrais. Je ne pouvais plus penser à rien, ni travailler, ni m’occuper de mes affaires. Dès que je sortais, dès que j’avais fait cent pas dans la rue je me disais : « Il est là » ! et je rentrai. Il n’y était pas. Je repartais. Mais à peine m’étais-je éloigné de nouveau, je pensais : « Il est venu, maintenant », et je retournais.

Cela durait tout le long des jours.