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Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/201

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des sions robustes que j’empruntois aux roseaux, de les fortifier par de grosses pierres que je cimentois de terre glaise avec une truelle, et de m’en faire une enceinte impénétrable, où je trouvois chaque soir le repos. Toutefois, je n’arrivois pas aux habitations des hommes, et mes vêtements en lambeaux commeneoient à m’abandonner. Je m’avisai de m’en faire d’autres avec quelques écorces flexibles qui se détachoient facilement sous ma main, que je taillois avec des ciseaux et que je réunissois avec des aiguilles, au moyen de certains filaments souples et solides que me fournissoient en abondance les plantes les plus communes. Je m’étois initié ainsi, par un apprentissage de trois ans, à tous les travaux des métiers ; et quand le sort aventureux des voyages me conduisit à Damas, je n’étois ni riche, ni beau, ni savant, mes pauvres frères ; j’étois ignorant, indigent et dédaigné, mais j’étois ouvrier. La sobriété m’avoit rendu sain et robuste ; l’exercice m’avoit rendu souple et léger ; la nécessité même, qui est une bonne maîtresse, m’avoit rendu inventif et adroit. Je joignois à cela le contentement de l’âme qui rend sociable et gai. L’aspect d’une ville ne m’effraya point, parce que je savois que les hommes, réunis en société, ont besoin partout de payer de quelques aliments l’intelligence, l’industrie et la force. Au bout d’un jour, j’avois gagné ma journée ; au bout d’une semaine, j’avois économisé pour les besoins d’un jour ; au bout de quelques mois, je m’étois assuré une vie d’un mois, car il faut bien compter avec les maladies et même avec la paresse. Un an après, j’avois de l’aisance ; dix ans après, j’étois riche dans l’acception raisonnable du mot. La richesse consiste à vivre honorablement, sans se rendre à charge aux autres, et dans une condition d’aisance modeste et, tempérée qui permet quelquefois d’être utile aux pauvres. Tout le reste n’est que luxe et vanité.

À trente ans, le soin que je mettois à mon travail