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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/172

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L’ÉTAPE

soit encore. Mais réalisons-la. Or, dans la cité de Justice, y aura-t-il des exclusions pour les sincérités contraires ? Évidemment non, puisqu’elle sera faite du libre épanouissement de toutes les individualités. En refusant de laisser parler un homme qui vient à nous, et que nous n’avons pas le droit de ne pas croire sincère, nous ne vivons plus la Cité de Justice et d’Amour, nous vivons la Cité de Discorde et de Partialité, la Cité Inique, celle qui étale sa férocité en dehors de ces murs et contre laquelle nous protestons tous les jours… »

— « Puis-je parler, maintenant ? » demanda Riouffol, dont le long visage maussade s’était -encore renfrogné en écoutant ce discours. D’esprit trop net et d’amour-propre trop éveillé, pour se complaire, comme le naïf Boisselot, dans des prétentions ridicules, il avait un instinct très juste de ce qui lui manquait comme culture première et il se rendait compte que cette lacune d’éducation était irréparable. Il s’était instruit, lui aussi, seul et mal, par des lectures trop peu méthodiques. Il le sentait. Il en souffrait, et, quand il rencontrait devant lui une pensée souple et brillante, comme était celle de Crémieu-Dax et de son cousin, — ce cousin qu’il aurait pu être, puisque le même sang coulait dans leurs veines, — il s’en irritait, et entrait en fureur. Ce n’était pas tant l’envie qu’une nostalgie, poussée jusqu’à la rage parfois, pour une atmosphère d’idées plus respirable et plus légère. De là, chez lui, des rébellions presque animales, et d’autant plus vio-