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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/176

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L’ÉTAPE

ajouta, avec une espèce de bonhomie amère, car la maladroite expression échappée à son adversaire sur les classes supérieures et inférieures, avait fini de l’exaspérer : « Je demande, moi, je ne sais pas. Je cherche à m’instruire. Nous n’avons jamais voyagé, nous autres. Moi, je ne suis guère sorti de Paris, depuis mon service militaire. Je ne suis pas même allé à Modderfonlein… »

Pour mieux souligner la portée de ses paroles, l’ouvrier relieur regardait fixement son camarade en prononçant lentement cette dernière phrase. Il est nécessaire d’ajouter, pour la complète intelligence de cette atroce épigramme, que le vieux Crémieu-Dax avait été, la semaine précédente, l’objet d’un article très dur d’un journal de combat. On lui avait reproché entre autres une spéculation frauduleuse, prétendait le journal, sur la mine dont Riouffol avait prononcé le nom. L’allusion était si directe, et dans ce milieu de socialisme, si évidemment insultante, qu’il y eut un silence. Tous, involontairement, regardèrent Salomon, qui devint très pâle. La flamme d’une indignation contre cette grossièreté si gratuite passa dans ses prunelles. Puis, la force de la volonté l’emporta, et son masque redevint aussi impassible que s’il n’avait pas compris. Que pensait-il de son père, et des opérations de Bourse d’où provenait l’énorme fortune dont il hériterait un jour ? — Ils n’étaient que deux enfants, lui et une sœur mariée à un des Caudale, cousin