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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/247

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LES FRÈRES ET LA SŒUR

Quand il se réveilla du sommeil fiévreux qui répare pourtant dans les organismes de son âge l’usure d’émotions pareilles, son parti pris n’avait pas changé. Ou bien Julie tiendrait sa parole, ou bien il verrait lui-même Rumesnil. Dans l’un et dans l’autre cas, il se croyait sûr d’avoir l’argent. Cette certitude eut du moins cet avantage qu’il aborda son père, pour lui dire bonjour, quand ils se retrouvèrent à l’heure du tout premier déjeuner, avec une tranquillité relative, où celui-ci vit une nouvelle preuve d’une innocence de laquelle il n’aurait pas douté sans un remords. Son seul rappel de la terrible explication de la nuit fut cette phrase qu’il dit à l’imposteur, en l’attirant pour une minute hors de la salle à manger, dans son cabinet de travail :

— « Tu annonceras ma visite à M. Berthier pour les deux heures. Je tiens à le remercier et à lui demander son indulgence pour le malheureux que tu vas être obligé de dénoncer. Explique-lui que je suis retenu ce matin par deux répétitions. Mais toi, sois là dès l’ouverture du bureau. Chaque minute qui se passe sans que tu te sois justifié, c’est comme une tache de boue que je verrais tomber sur notre nom. Je n’en ai pas dormi de la nuit. Pas un mot à ta mère surtout ! Elle en ferait une maladie… »

Les traces de cette cruelle insomnie ne se lisaient que trop sur le masque ravagé du brave homme quand il s’assit à table, pour y prendre, comme d’habitude, le demi-bol de café noir où il trempait