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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/248

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L’ÉTAPE

un croissant d’un sou, frugal repas qui le conduisait jusqu’à midi, avec deux heures de classe quelquefois et une leçon particulière dans l’intervalle ! Ce café n’était pas toujours du matin et il était rarement chaud. La cuisinière, avant d’aller au marché, dressait les couverts à la va-vite et posait à même la toile cirée, tout éraillée et marquée de ronds par les plats, le filtre en fer émaillé et le pot de faïence qui contenaient le café et le lait destinés à la famille. Elle avait réchauffé le tout sur le fourneau à gaz, en y ajoutant ce qui restait de la veille, et si le professeur, qui travaillait depuis les six heures, s’oubliait cinq minutes de trop sur ses copies, il risquait de ne se verser qu’une lavasse tiède et noire qu’il absorbait avec son mépris systématique pour le monde extérieur, et il disait ;

— « Si Médor n’est pas content, ça le regarde… »

Cette formule énigmatique signifiait qu’il reconnaissait en lui deux êtres : l’un, le vrai, le « moi » raisonnable et raisonnant, constitué par les idées pures, l’homme en soi de la Déclaration des Droits ; l’autre, l’animal inférieur, fait pour obéir au premier, comme le chien à son maître. C’était la bête qu’il qualifiait gaiement de ce prénom familier. Hélas ! le pauvre Médor était bien vieux, bien cassé, ce matin-là, et son maître intérieur ne valait pas beaucoup plus que lui, malgré qu’il ne se permît pas de s’abandonner au soupçon. Il avait été trop ébranlé la veille. Son évidente mélancolie aurait dû frapper sa femme, car il demeurait silencieux contre sa coutume, et grignotait son croissant, en regardant