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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/471

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LE PÊRE ET LE FILS

est mort un paysan et que tu en as été un jusqu’à ta dixième année… Tu me réponds : « Et toi, et moi ?… » Toi et moi, nous sommes deux êtres qui aimons passionnément les idées, et nous n’avons connu ni les tentations du luxe, comme Antoine, ni celles des émotions, comme Julie. C’est un bonheur. Ce n’est pas un mérite… Mais si nous ne les avions pas aimées, ces idées, si notre nature avait été tournée vers la jouissance physique, comme celle d’Antoine, ou vers les impressions sentimentales, comme Julie, ne sens-tu pas que cette même fièvre plébéienne que nous avons eue, que nous avons pour nos idées, nous l’aurions dans nos désirs ? Oui. Nous sommes trop voisins du peuple. Nous n’avons pas été assez préparés à ce que nous sommes devenus !… Tu dis qu’ils ont eu la raison pour se diriger, et la conscience. Crois-tu vraiment que ce soient des freins bien efficaces ? La raison ? Mais la raison n’est pas une doctrine. C’est le développement du sens critique, et ce n’est que cela. Le sens critique une fois déchaîné, où s’arrête-t-il ? J’ai causé avec Antoine, ces temps derniers, et avec Julie. J’ai trouvé chez tous deux le même état d’esprit, le doute absolu, fondamental, sur tous les principes, sur le bien et sur le mal, sur le devoir et sur le crime, et je n’ai rien eu à leur répondre. Par la seule raison, tout se justifie et tout se détruit, puisque tout se discute, depuis que le monde est monde, avec des arguments de force pareille… »

— « Où veux-tu en venir, en énonçant ces