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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/526

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L’ÉTAPE

eût été une tristesse de plus. Sa détresse était si grande que, pour essayer d’en sortir, il prit machinalement, comme d’habitude dans ses heures lourdes, un des tomes de la collection Boissonade qui l’avaient tant consolé. Son choix s’adressa, par ressouvenir du jeudi de la semaine précédente, à cet Eschyle dans lequel il avait lu avec son fils. Il ouvrit le volume et tomba sur le morceau des Choéphores, ou Electre et Oreste implorent les mânes d’Agamemnon, avec ce refrain de litanie : « Ô mon père… — Souviens-toi du bain où tu fus immolé, mon père… — Au souvenir de tels outrages, te réveilles-tu, mon père ?… — Entends ce dernier cri que je t’adresse, mon père.… » Jusqu’à cette triviale et magnifique comparaison : « Oui, les enfants, monuments glorieux, sauvent de l’oubli un père qui n’est plus, pareils à ces morceaux de liège qui font surnager le rets et qui l’empêchent de se perdre dans l’abîme… »

— « Et moi, » songeait Joseph Monneron, « je m’y perdrai tout entier, dans l’abime. Personne ne sera mon monument glorieux. Personne ne me continuera. Je suis séparé de mon fils… » Et, pour la première fois peut-être, sentant le doute l’envahir sur les convictions d’après lesquelles il avait modelé sa vie, il dit tout haut : « Me serais-je trompé ?… » Puis, sa conscience lui rendant ce témoignage qu’il avait toujours été de si bonne foi, il se redressa et il retrouva une espèce de réconfort à penser : « Non, je ne suis pas séparé de lui. Si je me suis trompé, j’aurai été son expérience… »