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Page:Plutarque - Vies des hommes illustres, Charpentier, 1853, Tome 3.djvu/625

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le signe d’un grand hiver. Quoiqu’il fût d’un naturel doux et humain, les traits de son visage étaient si rudes, son air si repoussant, que ceux qui n’étaient pas accoutumés à le voir redoutaient de se trouver seuls avec lui. Un jour, Charès plaisantant sur ses sourcils, les Athéniens se mirent à rire. « Ces sourcils ne vous ont fait aucun mal, dit Phocion ; tandis que les rires de ces gens-là ont coûté bien des larmes à la ville. »

Les discours de Phocion étaient pleins de conceptions et de pensées heureuses, toujours énoncées avec une brièveté faite pour le commandement, et une austérité qu’aucun agrément ne tempérait, quoiqu’elle fût remplie de vues salutaires. Zénon disait que les paroles d’un philosophe devaient être trempées dans le bon sens : les discours de Phocion renfermaient beaucoup de sens en peu de paroles. Il semble que Polyeucte le Sphettien[1] faisait allusion à cela, quand il disait que Démosthène était le meilleur des orateurs et Phocion le plus éloquent. Comme, parmi les monnaies, celles qui sous un moindre volume ont plus de valeur sont estimées davantage, ainsi la force du discours consiste à exprimer beaucoup de choses en peu de mots. Un jour que le théâtre était rempli de monde, Phocion se promenait sur la scène, tout recueilli en lui-même. « Tu as l’air bien pensif, Phocion ? lui dit un de ses amis. — C’est vrai, répondit-il ; je pense, en effet, si je ne pourrais point retrancher quelque chose du discours que je dois prononcer devant les Athéniens. » Démosthène, qui ne faisait aucun cas des autres orateurs, avait coutume de dire tout bas à ses amis, dès qu’il voyait Phocion se lever : « Voilà la hache de mes discours qui se lève. »

  1. On cite un poète du nom de Polyeucte parmi les auteurs de la moyenne comédie, par conséquent contemporain de Phocion. Sphette était un dème ou bourg de l’Attique.