Aller au contenu

Page:Restif de la Bretonne - La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans, éd. d’Alméras.djvu/222

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
216
LA DERNIÈRE AVENTURE

pendant avec modération. Elle me parut fort mécontente de Lamontette qu’elle me peignit comme un homme dangereux, j’ai su depuis qu’elle voulait m’épouvanter, et que ses discours étaient concertés avec mon rival et sa fille, la tendre Sara se faisait un jeu des frayeurs et de l’épouvante qu’elle croyait me donner ! Au lieu de paraître effrayé, je m’emportai avec fureur contre mon rival. Ainsi le moyen échoua, et je ne donnai pas à Sara, à l’indigne Sara le plaisir qu’elle attendait.

Une chose inconcevable, c’est que je quittai la mère assez bien. Elle me pria de la venir voir le jeudi soir, sous prétexte de lui apporter une lettre pressée. Je donnai dans le piège, ne me doutant pas que mon rival fut du secret… En y allant, j’eus le spectacle terrible de l’incendie de Opéra[1], qui m’éclairait suffisamment, au milieu de la campagne et dans des chemins de traverse, pour me faire éviter des mares d’eau, car il avait plu ; j’en étais à une lieue et demie. Arrivé, je refusai le souper de mon rival… Comme il devait rire de me voir accourir crotté, mouillé, en sueur, pour apporter une fausse lettre, et voir un instant et, comme par grâce, une fille qui se moquait de moi !… J’avais été bien reçu des deux femmes ; Sara surtout, qui était charmée de ce que je ne restais pas, feignit d’en être fâchée ; elle me dit un adieu obligeant par la fenêtre. Pour mon rival, il ne pouvait me quitter ; je le faisais jouir d’un triomphe trop doux, pour qu’il ne cherchât pas à le prolonger. Mais une de ses demandes me blessa au vif : « Hé bien, comment va le cœur ? — Comme il le doit, lorsqu’il s’est attaché à une fille dure. — Dure ! — Dure pour moi ; sa conduite à mon égard ne convient pas. » (Je suis admirable ici ! je me plains à mon rival, de ce qu’on l’aime et qu’on ne m’aime plus ! il faut avouer que les passions extrêmes sont capables seules de pareilles disparates !) Aussi Lamontette s’emporta-t-il, feignit-il d’être en colère et

  1. Le 6 avril 1763, entre onze heures et midi, le feu prit à la salle de l’Opéra, qui se trouvait alors au Palais-Royal. L’incendie dura près de trois jours.