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Page:Restif de la Bretonne - La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans, éd. d’Alméras.djvu/244

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LA DERNIÈRE AVENTURE

finauds, que les hommes ! quand on les a quittés, ils disent qu’ils n’aimaient pas : mais leurs fureurs, leur haine, leur jalousie, prouvent, en dépit d’eux, combien ils étaient attachés !

En arrivant, Sara lui dit : « C’est à monsieur Nicolas que je dois le bonheur de vous voir : il a engagé ma mère à partir. — Il est vrai, appuya celle-ci. — Bon, bon, Fifille ! Ha ! C’est un bon enfant, que ce pauvre monsieur Nicolas ! » Sara ne mentait point ici ; j’avais paru charmé du voyage ; j’avais même rassuré sur le temps incertain. La mère, enchantée de ma résignation apparente, m’avait dit, tandis que sa fille s’habillait : « Je viens de faire la leçon à Mademoiselle. Point de particulier ; je l’ai défendu : on ne sortira qu’avec moi ; on sera toujours sous mes yeux ; si je reste, on restera ; ou je parlerai comme il convient. Je ne veux plus de ce que j’ai vu durant mes autres voyages ; des manières niaises : des Pépé, des Fifille. Que signifie tout cela ? La dernière fois, on faisait le chocolat en haut, à côté de Monsieur : j’ai tout fait descendre dans la pièce où j’étais, et je l’ai fait faire devant moi. Je ne couche pas. Je reviens ce soir ; attendez-nous. — Sûr, madame ? — Très sûr ; je la ramène ce soir. — C’est mon avis au moins. » Ces dispositions de la rusée matoise avaient adouci ma douleur, et je l’avais pressée moi-même de profiter d’un instant de beau temps.

Après le départ de la mère et de la fille, je me mis à écrire la suite de ce récit, que j’ai fidèlement tracé jour par jour ; ce que j’y ai depuis ajouté se réduit aux causes des événements, alors ignorées pour la plupart. Cette occupation dangereuse, il faut en avertir, puisqu’elle tenait mon esprit toujours occupé du même objet, paraissait m’amuser et me distraire ; mais je le répète, elle est dangereuse. J’avais encore une autre manie : je me sentais depuis quelques années un goût décidé pour me promener sur l’Île Saint-Louis ; avant même de connaître Sara, j’y gravais sur la pierre les dates des principaux événements de ma vie. L’année suivante, au même jour, je les revoyais ; alors, transporté d’une sorte d’ivresse d’exister encore, je les baisais, et je les retraçais de nouveau, ajoutant bis ou ter. Quand je connus Sara, mes