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Page:Revue Musicale de Lyon 1904-03-09.pdf/3

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revue musicale de lyon

ample et ardente, stimule et excite au plus haut degré toutes les facultés de notre âme ; l’hyperesthésie qu’a dépeint Tolstoï ne pouvait résister aux toutes puissantes effluves que dégage ce presto. Il est absolument dans le vrai quand il déclare qu’après son audition « Il est en proie à des sentiments nouveaux d’une puissance extraordinaire. »

Mais s’il sent vibrer tout son être, il est incapable de discerner et de s’expliquer à lui-même la véritable nature de ces sentiments nouveaux d’une puissance extraordinaire.

Le personnage que décrit Tolstoï a toujours été dévoré par une jalousie plutôt instinctive que justifiée à l’égard de sa femme. Il affirme que ce sentiment était entièrement banni de son âme au moment où ce presto lui était joué par sa femme et un violoniste au physique avantageux. Il ne faut pas ajouter foi à cet apaisement momentané. Une jalousie réelle, bien qu’inconsciente, a paralysé en lui la faculté d’analyse. Il a violemment ressenti des sentiments nouveaux ; il n’a pu reconnaître quels ils étaient.

Il y a quelque trente ans, vint à Lyon un célèbre acteur d’Outre-Manche. Il joua en anglais le rôle d’Othello de Shakespeare. Les partenaires lui donnaient la réplique en français (tout comme pour Brisemeister l’an dernier dans l’Or du Rhin). La mimique de ce grand tragédien était incomparable. Sa voix savait admirablement exprimer toutes les nuances de la passion. Elle était tantôt douce, suave, amoureuse, tantôt elle laissait échapper les formidables grondements d’une colère terrifiante. Le public fut charmé, fasciné par cette voix quand elle caressait, saisi d’épouvante quand elle ressemblait aux roulements d’un tonnerre. Les quatre cinquièmes des spectateurs ont été fortement émus sans avoir compris le sens exact d’une seule des répliques du grand tragédien.

Il en a été de même du héros de Tolstoï. Il a beau ajouter : « La musique me transporte dans l’état d’esprit où se trouvait celui qui l’a écrite. Je mêle mon âme à la sienne et je le suis d’un sentiment à un autre. » Dans la circonstance il se vante ou plutôt s’illusionne. S’il avait mêlé son âme à celle de Beethoven, aurait-il déclaré que la musique du presto est de l’excitation pure sans résultat, affirmation absolument contraire à la vérité ?

Quels sont donc le sens et la nature des sentiments que suggère avec tant de véhémence, ce presto ? Dès la première phrase leur énergie et leur noblesse sont clairement indiquées. On n’a pas oublié qu’à cinq mesures d’un rythme vigoureusement scandé, succèdent trois mesures d’une majestueuse grandeur. On se figure construit de la sorte le chant d’un Tyrtée, commençant par des accents d’une mâle énergie et s’élevant jusqu’à un splendide appel aux plus nobles sentiments. Il ne s’agit point dans l’espèce d’un hymne guerrier.

Dans tout ce presto, Beethoven s’efforce avec une énergie obstinée dans la première phrase et certains développements, avec une éloquence calme et persuasive dans la deuxième phrase, avec un souffle ardent et grandiose dans la troisième phrase, de nous inculquer ce sentiment le plus pur et le plus élevé de tous, qui a nom l’enthousiasme. « L’enthousiasme, dit Madame de Staël, dans son livre de l’Allemagne, c’est l’amour du beau, l’élévation de l’âme, la jouissance du dévouement réunis dans un même sentiment qui a de la grandeur et du calme. »

De fait, après avoir entendu ce presto, on se sent la puissance de prendre une décision généreuse, d’accomplir un acte héroïque. On s’imagine pendant quelques instants être transporté dans un monde meilleur, loin des petitesses et des vulgarités de la vie quotidienne.