Aller au contenu

Page:Revue de Paris - 1895 - tome 1.djvu/714

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
710
LA REVUE DE PARIS

le Traité du gouvernement civil, avait distingué les pouvoirs exécutif, législatif, fédératif (il appelait ainsi le pouvoir chargé des relations avec l’étranger). Swift et Bolingbroke avaient exposé la théorie de la « balance du pouvoir » entre le roi, les nobles et les Communes, et de « l’équilibre » qui empêchait aucun des trois de devenir tout-puissant. La formule était plus ancienne encore : Aristote déjà, analysant la souveraineté, la décomposait en trois éléments : « celui qui délibère, celui qui commande, celui qui juge. »

Mais Montesquieu avait su amalgamer ces formules de façon à leur donner une apparence de rigueur ; il les présentait sous le couvert de la constitution anglaise que l’on commençait à admirer sans la connaître ; et surtout il satisfaisait un besoin vivement ressenti par la partie la plus instruite des aristocraties européennes, en indiquant un procédé pratique pour mettre un frein à l’arbitraire des princes et de leurs fonctionnaires. « Tout serait perdu si le même homme ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple exerçait ces trois pouvoirs. » Cette doctrine était faite pour séduire des hommes habitués à souffrir surtout des excès du pouvoir monarchique.

Il nous est très facile aujourd’hui de découvrir les côtés faibles de la théorie de Montesquieu. La séparation des pouvoirs, telle qu’il la décrit, n’était pas le régime de l’Angleterre de son temps, et ne l’a été dans aucun temps : elle n’a existé chez aucun autre peuple connu : il est même douteux qu’elle puisse fonctionner dans une société humaine.

En Angleterre, où la constitution est formée par les précédents et par une tradition constante plutôt que formulée dans les textes, le gouvernement légal depuis le moyen âge se composait du roi assisté de son Conseil, et du Parlement divisé en deux Chambres. Le roi disposait seul de toute l’autorité active, il décidait tous les actes du gouvernement à l’intérieur et au dehors, il nommait tous les fonctionnaires, y compris les juges ; les ministres n’étaient que ses commis, choisis à sa discrétion et renvoyés de même, comme pouvaient l’être ceux de Louis xiv. Il confondait en sa personne ce que Montesquieu aurait appelé les pouvoirs exécutif et judiciaire. De cette ancienne puissance quasi absolue du roi d’Angleterre la trace s’est conservée encore dans les formules officielles : tous les