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Page:Revue de Paris - 1895 - tome 5.djvu/10

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un autre monde

revenir à l’improviste, accabler l’adversaire, voire les adversaires, par des coups prompts et sûrs. On me laissa donc tranquille. On me tint à la fois pour innocent et un peu sorcier, mais d’une sorcellerie peu redoutable, qu’on méprisait. Je me fis par degrés une vie en dehors, farouche, méditative, non tout à fait dénuée de douceur. La seule tendresse de ma mère m’humanisait, bien que, trop occupée tout le jour, elle ne trouvât guère de temps pour les caresses.


iv


Je vais essayer de décrire sommairement quelques scènes de ma dixième année, afin de « concrétiser » les explications qui précèdent.

C’est au matin. Une grande lueur éclaire la cuisine, lueur jaune pâle pour mes parents et les serviteurs, très diverse pour moi. On sert le premier déjeuner, du pain avec du thé. Mais je ne prends pas de thé. On m’a donné un verre de schiedam avec un œuf cru. Ma mère s’occupe tendrement de moi ; mon père me questionne. J’essaye de lui répondre, je ralentis ma parole ; il ne comprend qu’une syllabe de-ci de-là, il hausse les épaules.

— Il ne parlera jamais !…

Ma mère me regarde avec compassion, persuadée que je suis un peu simple. Les domestiques et les servantes n’ont même plus de curiosité pour le petit monstre violet ; la Frisonne est depuis longtemps retournée dans son pays. Quant à ma sœur — elle a deux ans — elle joue auprès de moi, et j’ai pour elle une tendresse profonde.

Le déjeuner fini, mon père s’en va aux champs avec les serviteurs, ma mère commence à vaquer aux besognes quotidiennes. Je la suis dans la cour. Les bêtes arrivent vers elle. Je les regarde avec intérêt, je les aime. Mais, autour, l’autre Règne s’agite et me capte davantage : c’est le domaine mystérieux que je suis seul à connaître.