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la revue de paris

À six ans, je connaissais parfaitement sa différence avec les plantes des champs, les bêtes de la basse-cour et de l’étable, mais je la confondais un peu avec des phénomènes inertes comme les feux de la lumière, la course des eaux et des nuages. C’est qu’en effet, ces êtres étaient intangibles : quand ils m’atteignaient je ne ressentais aucun effet de leur contact. Leur forme, d’ailleurs très variée, avait cependant cette singularité d’être si mince, dans une de leurs trois dimensions, qu’on pourrait les comparer à des figures dessinées, à des surfaces, des lignes géométriques qui se déplaceraient. Ils traversaient parfaitement tous les corps organiques ; en revanche, ils semblaient arrêtés parfois, enchevêtrés dans des obstacles invisibles… Mais je les décrirai plus tard. Actuellement, je ne veux que les signaler, affirmer leur variété de contours et de lignes, leur quasi absence d’épaisseur, leur impalpabilité, combinées avec l’autonomie de leurs mouvements.

Vers huit ans seulement, je me rendis parfaitement compte qu’ils étaient distincts des phénomènes atmosphériques autant que des animaux de notre règne. Dans le ravissement que me causa cette découverte, j’essayai de l’exprimer. Jamais je ne pus y parvenir. Outre que ma parole était presque tout à fait incompréhensible, comme je l’ai dit, l’extraordinaire de ma vision la rendait suspecte. Personne ne s’arrêta à démêler mes gestes et mes phrases, pas plus qu’on ne s’était avisé d’admettre que je visse à travers les cloisons de bois, quoique j’en eusse donné maintes fois des preuves. Il y avait, entre moi et les autres, une barrière presque insurmontable.

Je tombai dans le découragement et la rêverie ; je devins une façon de petit solitaire ; je provoquais du malaise, et j’en ressentais, dans la compagnie des enfants de mon âge. Je n’étais pas exactement une victime, car ma vitesse me mettait hors de la portée des malices enfantines et me donnait le moyen de me venger avec facilité. À la moindre menace, j’étais à distance, je narguais la poursuite. En quelque nombre qu’ils se missent, jamais gamins ne parvinrent à me cerner, encore moins à me forcer. Il ne fallait même pas essayer de me saisir à l’improviste. Si faible que je fusse à porter des fardeaux, mon élan était irrésistible, me dégageait aussitôt. Je pouvais