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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 13.djvu/186

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n’a rien à démêler avec les furies de l’orgueil et de l’envie. Comme elle n’aspire point à la domination, de même et en vertu du même principe elle n’aspire point davantage à une égalité chimérique d’esprit, de beauté, de fortune, de jouissances. D’ailleurs, cette égalité-là, fût-elle possible, serait de peu de prix à ses yeux ; elle demande quelque chose de bien autrement grand que le plaisir, la fortune, le rang, à savoir le respect. Le respect, un respect égal du droit sacré d’être libre dans tout ce qui constitue la personne, cette personne qui est vraiment l’homme ; voilà ce que la liberté et avec elle la vraie égalité réclament, ou plutôt commandent impérieusement. Il ne faut pas confondre le respect avec les hommages. Je rends hommage au génie et à la beauté. Je respecte l’humanité seule, et par là j’entends toutes les natures libres, car tout ce qui n’est pas libre dans l’homme lui est étranger. L’homme est donc l’égal de l’homme précisément par tout ce qui le fait homme, et le règne de l’égalité véritable n’exige de la part de tous que le respect même de ce que chacun possède également en soi, et le jeune et le vieux, et le laid et le beau, et le riche et le pauvre, et l’homme de génie et l’homme médiocre, et la femme et l’homme, tout ce qui a la conscience d’être une personne et non une chose. Le respect égal de la liberté commune est le principe à la fois du devoir et du droit ; c’est la vertu de chacun et c’est la sécurité de tous ; par un accord admirable, c’est la dignité parmi les hommes et c’est aussi la paix sur la terre. Telle est la grande et sainte image de la liberté et de l’égalité, qui a fait battre le cœur de nos pères, et celui de tout ce qu’il y a eu d’hommes vertueux et éclairés, de vrais amis de l’humanité. Tel est l’idéal que poursuit la vraie philosophie à travers les siècles, depuis les rêves généreux d’un Platon jusqu’aux solides conceptions d’un Montesquieu, depuis la première législation libérale de la plus petite cité de la Grèce jusqu’aux travaux de l’assemblée constituante, jusqu’à noire immortelle déclaration des droits.

« Ce n’est point là l’idéal que la philosophie de la sensation a le droit de se proposer. Elle part d’un principe qui la condamne à des conséquences aussi désastreuses que celles du principe de la liberté sont bienfaisantes. En confondant la volonté avec le désir, elle justifie la passion qui est le désir dans toute sa force, la passion qui est précisément le contraire de la liberté. Elle déchaîne ainsi tous les désirs et toutes les passions, elle ôte tout frein à l’imagination et au cœur ; elle rend chaque homme bien moins heureux de ce qu’il possède que misérable de ce qui lui manque ; elle lui fait regarder son voisin d’un œil d’envie ou de mépris, et pousse incessamment la société vers l’anarchie ou vers la tyrannie. Où voulez-vous, en effet, que conduise l’intérêt à la suite du désir ? Mon désir est certainement d’être le plus heureux possible. Mon intérêt est de chercher à l’être par tous les moyens, quels qu’ils soient, sous cette seule réserve qu’ils ne soient pas contraires à leur fin. Si je suis né le premier des hommes, le plus riche, le plus beau, le plus puissant, etc., je ferai tout pour conserver les avantages que j’ai reçus. Si le sort m’a fait naître dans un rang peu relevé, avec une fortune médiocre, des facultés bornées