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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/639

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LA BAVOLETTE.

Le suisse de M. le maréchal, en grand uniforme devant la porte de Mlle Simon, répondait aux visiteurs ordinaires que la maîtresse du logis ne recevait point ce soir-là. Chaque personne ainsi repoussée jetait un regard d’étonnement sur les fenêtres plus éclairées que d’habitude et se retirait en naissant la tête. M. de Bue et Thomas des Riviez, guidés par un égal empressement, se rencontrèrent nez à nez en présence du suisse, qui les pria de monter après leur avoir demandé leurs noms. Sans se douter qu’ils fussent rivaux, ils se toisèrent d’un air peu courtois le long des degrés ; mais en arrivant dans le salon, où ils trouvèrent M. Cuillet chargé de les recevoir, tandis que mademoiselle achevait sa toilette, ils se mirent tous deux à regarder de travers ce personnage si familièrement installé. Bientôt après entra M. Chapelain, l’illustre poète ; ensuite vint le vieux maréchal d’Estrées, et puis M. de Boutteville ; trois ou quatre seigneurs de la cabale des petits-maîtres, et que Claudine avait vus à Saint-Maur, arrivèrent, précédant M. le prince. Le secrétaire Gourville était du nombre. Le grand Condé parut enfin. Quillet courut avertir M’e Simon que ses convives étaient réunis ; la porte du petit appartement s’ouvrit, et l’on vit entrer dans le salon une jeune paysanne en habits de fête portant les jupons courts, le bavolet de toile bise, la croix d’or au cou et les bras nus comme pour une danse de village.

— Monseigneur, dit Claudine en allant vers M. le prince, nous fêtons aujourd’hui le jour où j’eus l’honneur de vous connaître sur la grand route de Saint-Mandé. J’ai repris, à cette occasion, mon humeur des dimanches et le sans-façon de la campagne. Vous souperez avec une bavolet te bien élevée.

— Vous êtes à croquer dans ce costume, répondit M. le prince. Je veux manger, boire et chanter comme un paysan.

On se récria sur la gentillesse de la bavolet te. M. d’Estrées s’extasiait ; Quillet avait les larmes aux yeux ; de Bue et des Riviez ne disaient mot, mais leurs regards enflammés parlaient à défaut de leurs lèvres. Le maître d’hôtel du maréchal annonça qu’on avait servi, et la compagnie se mit à table. M. le prince tint si bien parole, qu’il mangea de tout, ne laissa jamais son verre plein, eut une pointe de vin et fit assaut de folie avec qui voulut lui tenir tête, ce dont Claudine s’acquitta le mieux du monde. Le repas dura une heure, pendant laquelle régna une liberté de bon ton qui ne se rencontrait en aucune académie de bel esprit. M. Chapelain lui-même perdit un peu de sa raideur ; il lui échappa des phrases d’une brièveté inattendue et des pensées qui n’eussent point trouvé leur place dans un poème épique, tant elles approchaient de la plaisanterie. Au dessert, tout le monde parlait à la