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pénétrant. Ce regard réveilla tous ses soupçons oubliés ; il se pencha vers Francis, et lui dit avec vivacité : — Voyez ! la chanoinesse ne montre aucune inquiétude ; c’est quelque piège.

— Ah ! tant mieux ! répondit le jeune garçon en respirant avec bruit. Chargeons-nous, commandant ?

Les deux jeunes gens, se retournant alors avec curiosité vers la vallée, virent que les lavandières continuaient leurs travaux, sans aucun souci apparent de la présence du détachement républicain. La contenance des soldats devenait inquiète.

— Ceci n’a que trop duré, murmura Hervé. Mesenfans, poursuivit-il à haute voix, nous allons leur faire plier leur linge. Chargez vos armes. — Mesdames, et vous aussi, Kado, demeurez derrière ce rocher, je vous prie. — On entendit le bruit des baguettes de fer dans les canons de fusil. Puis, les deux officiers, ayant formé leur troupe en un peloton serré, commencèrent d’avancer sur le sol humide de la vallée.

À mesure qu’ils approchaient des nocturnes ouvrières, soit illusion produite par la lumière incertaine de la lune, soit disposition particulière de leur esprit, les soldats voyaient peu à peu les formes et la stature de ces êtres inconnus croître jusqu’à des dimensions véritablement surnaturelles. Ils n’en étaient plus séparés que par un intervalle de quarante pas environ, quand tout à coup la troupe fantastique quitta son travail, et forma une ronde bizarre accompagnée d’une sourde incantation, pareille au bourdonnement d’une ruche. Hervé ordonna de faire halte.

— Hé ! là-bas ! cria-t-il, qui vive ? — Puis, après un court silence : — Je vous avertis, qui que vous soyez, reprit-il, que je ne veux pas exposer un seul de mes hommes dans cette sotte rencontre. Rendezvous, ou nous faisons feu. En joue, mes enfans.

— Gare l’eau ! murmura Bruidoux.

Les lavandières cependant continuaient leur ronde et leur mystérieuse mélopée.

— Allons, feu ! dit Hervé.

Dès que la fumée se fut un peu dissipée et que les soldats purent constater l’effet de la décharge, une vive hilarité éclata dans les rangs : on apercevait toutes les actrices du ballet fantastique étendues de leur long et sans mouvement sur la terre, assez semblables à ces nappes de toile blanche qu’on expose à la rosée de la nuit.

— Ça leur apprendra, dit Bruidoux, à danser des danses malhonnêtes au clair de la lune !

Cependant Hervé, se défiant d’un résultat aussi complet, fit recharger les armes, et ordonna aux grenadiers de conserver leur ordre de bataille, après quoi le détachement se remit en marche, précédé par les deux jeunes officiers. Ils n’avaient pas fait dix pas, quand soudain les