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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/126

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succès, c’est le fait de la représentation autorisée d’un pareil ouvrage sous un régime qui n’était pas celui de la liberté. Un gouvernement qui tolère, qui protège même de pareils écarts, une société qui se laisse ainsi bafouer et qui est pour elle-même un agréable sujet de risée, déclarent de concert qu’ils n’ont pas l’intention de vivre. » C’est, ainsi que nous jugeons commodément et après coup les actes de nos devanciers en leur prêtant notre expérience ou nos idées. Quand le malade est mort et livré à l’autopsie, il n’est pas difficile de reconnaître la gravité de sa maladie et de signaler son imprudence. Les gouvernemens comme les sociétés ont toujours l’intention de vivre, mais rien n’est moins extraordinaire que de les voir se tromper sur la nature ou l’intensité des maux qui les travaillent ou des dangers qui les menacent. La société officielle en 1783 ne se croyait nullement en péril de mort, malgré quelques prophéties plus ou moins sinistres, qui d’ailleurs n’ont manqué à aucune époque de notre histoire ; elle vivait joyeuse et comptait sur un lendemain avec beaucoup plus de sécurité que la société officielle d’aujourd’hui. Persuadée qu’elle était parfaitement de force à supporter une comédie satirique même très audacieuse, elle ne s’inquiétait guère plus des redoutables malices de Figaro qu’un seigneur du moyen âge ne s’inquiétait des insolences du fou chargé de distraire ses loisirs. Il est si vrai qu’à cette époque chacun marchait avec un bandeau sur les yeux, ignorant l’avenir et s’ignorant soi-même, que le seul homme peut-être qui ait pris au tragique les insolences de Figaro, et qui, non content de protester comme Suard au nom du bon goût et des bonnes mœurs, ait accusé avec indignation Beaumarchais de déchirer, d’insulter, d’outrager tous les ordres de l’état, toutes les lois, toutes les règles, est un homme qui devait lui-même, trois ans plus tard, faire à coups de massue ce que l’auteur de la Folle Journée faisait à coups d’épingle. Mirabeau, posant en 1786 comme défenseur des ordres de l’état et des lois de l’ancienne France contre Beaumarchais, est une de ces méprises qui donnent bien l’idée d’une situation que le père du fougueux orateur définissait à sa manière quand il disait : « Le colin-maillard poussé trop loin finira par la culbute générale. »

Il y avait alors dans les esprits, même les plus avancés, de telles illusions sur l’avenir, qu’au début de cette révolution qui devait d’abord se montrer si impétueuse et si effrénée, à cinq ans de distance du 21 janvier, le 9 octobre 1787, on voit Lafayette écrire à Washington une lettre dans laquelle, après avoir énuméré tous les symptômes du mouvement qui se prépare, il conclut ainsi : « Tous ces ingrédiens mêlés ensemble nous amèneront peu à peu, sans grande convulsion, à une représentation indépendante et par consé-