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ouvriers qui, de génération en génération, ont fait de leur mieux pour donner à la Russie une langue littéraire : et chacun d’eux a en effet ajouté à cette langue quelque élément nouveau, dont le prince Volkhonsky nous définit l’importance avec une justesse, une mesure, une clarté remarquables. Mais leur œuvre, lui-même l’avoue, n’a été qu’une préparation, « Pierre le Grand avait emprunté pour la Russie la civilisation de l’Occident : sous Catherine, on s’efforça de l’approprier à la situation et aux besoins du pays ; mais restait encore à l’enraciner, à en faire une civilisation russe, à la plonger dans la chair et le sang du peuple. » Il en allait de même pour la littérature, qui d’ailleurs n’était qu’une portion insignifiante de l’énorme bagage « emprunté » par Pierre le Grand à la civilisation de l’Europe. Lomonossof et Derjavine ne négligèrent rien pour « l’approprier à la situation et aux besoins du pays ; » mais restait toujours encore à la planter enterre ; et c’est seulement au début de notre siècle qu’on y est parvenu.

« Un jour, en 1815, les élèves du lycée de Tsarskoïe Selo étaient en grand émoi : le vieux Derjavine avait promis d’assister à leurs examens. Le poète apparut, tout courbé sous le poids de ses soixante-douze ans. Il était si faible que, presque tout le temps de la leçon, on le vit dormir. Mais il s’éveilla lorsque commença l’épreuve d’histoire de la littérature. Les élèves parlèrent de lui, récitèrent des passages de ses œuvres. Alors ses yeux s’allumèrent, son visage rayonna. Et voici que s’avança vers lui un jeune homme crépu comme un nègre, avec des lèvres épaisses, et deux gros yeux pareils à des charbons ardens. On le présenta comme un poète en herbe, et Derjavine l’invita à lui montrer ce qu’il savait faire… « Je choisis mes Souvenirs de Tsarskoïe Selo, — écrira plus tard le jeune poète dans son Journal, — et je m’avançai à deux pas de Derjavine. Impossible de dépeindre l’émotion que j’éprouvais. Quand je fus arrivé aux vers où je parlais de Derjavine, ma voix défaillait, mon cœur battait à se rompre. Comment j’ai fini, je ne le sais pas, et je ne sais pas non plus où je me suis enfui, la lecture achevée. » Et, au sortir de cette séance, le vieux Derjavine dit tristement à un de ses amis : « Mon temps est achevé. Bientôt le monde verra surgir un second Derjavine, qui, dès le lycée, vole déjà plus haut que tous les poètes. » Ce « second Derjavine » s’appelait Alexandre Pouchkine : et il n’a pas été seulement le plus grand des poètes russes, il a été l’initiateur, le créateur de la littérature de son pays.


« Et, dès l’instant où la littérature russe a enfin pris contact avec le