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été plus près de la poésie que le sien. Sa phrase n’est pas une période : c’est une strophe ; elle a pour objet non pas d’exprimer une idée, mais de suggérer une émotion. De là ces coupes savantes et naturelles qui figurent aux yeux et aux oreilles les divers momens et comme les ondulations du sentiment intérieur, ces épithètes si expressives et si ingénieusement placées qui rendent la nuance précise dont se colore actuellement la sensibilité frémissante du poète, ces alliances de mots si hardies et si spontanées dont on n’avait pas eu l’équivalent dans notre langue depuis Racine, ces images tantôt éclatantes comme des traits de flamme, tantôt caressantes, douces, quasi voluptueuses, parlantes surtout, et qui achèvent la pensée en la couronnant d’une vision, et par-dessus tout ce rythme incomparable, tour à tour impérieux comme un éclat de trompette, ou enlaçant et berceur comme une tendre mélodie, et dont les modulations, soumises aux lois d’une logique secrète, reproduisent dans leur succession les mouvemens mêmes de l’âme impatiente et mobile qu’elles trahissent et qu’elles enchantent… « Bossuet, ce demi-dieu de la prose française, » a dit quelque part M. Bourget ; et, certes, je n’y veux point contredire : mais « il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père, » et tout à côté de Bossuet, je voudrais faire une place à Chateaubriand.

Ouvrons maintenant les Mémoires d’Outre-Tombe. Là du moins, semble-t-il, et malgré la solennité du titre, le poète a dû s’humaniser et parler la langue de tout le monde. Car on serait sans excuse si, parlant de soi durant douze gros volumes, on n’en parlait pas simplement. Or, il est incontestable que Chateaubriand a fait effort pour être simple, presque familier, et qu’il y a parfois assez bien réussi : si nous n’avions pas les Mémoires, nous pourrions ignorer qu’il pouvait être spirituel et conter l’anecdote avec une malice bien savoureuse. Mais ce n’est pas là son allure habituelle. « De ses Mémoires, écrivait Sainte-Beuve à l’époque où il savait être juste pour Chateaubriand, il a fait et a dû faire un poème. Quiconque est poète à ce degré reste poète jusqu’à la fin. » Et le poète, en effet, y parle sa langue coutumière. Toutes les innovations dont Chateaubriand a enrichi notre prose pour en faire la digne sœur aînée de la poésie lamartinienne, on les retrouve dans les Mémoires : peut-être même en trouverait-on quelques-unes qu’il n’a pas essayées ailleurs : mots créés ou heureusement rajeunis, associations nouvelles de rythmes ou d’images, mouvemens impétueusement lyriques imprimés à la phrase, tout